Fêtes

Publié le 24 décembre 2013 par Rl1948

    Absent de la blogosphère tout au long de ces vacances scolaires, plutôt que vous emmener, ce 24 décembre amis visiteurs, sur les chemins de l'Égyptologie, je tenais à préférer ceux qui, n'ayant rien de traverse, vous inviteraient à méditerles propos que le philosophe français André Comte-Sponville publia voici près d'un quart de siècle dans L'Événement du Jeudi du 20 décembre 1990.

(Rodin, Le Penseur - © Satyakam) 

     Préprogrammée pour qu'elle vous parvienne comme chaque mardi, cette intervention ne donnera lieu à réponse de ma part aux commentaires éventuels qu'en janvier prochain.

    D'ores et déjà, je vous souhaite les plus beaux moments qu'il vous sera possible de vivre, en vue d'apposer le point final à 2013 ...

      ***

     J'ai horreur de Noël, du Nouvel An, de tout ce cérémonial des Fêtes ! Ces réjouissances à date fixe ont quelque chose d'exaspérant et d'angoissant tout à la fois. Mais quoi ?

     Bien sûr, il y a l'étalage du luxe, la débauche de nourritures (et les plus chères ! et les plus lourdes !), avec ce que cela suppose d'indélicatesse ou d'indifférence vis-à-vis de ceux que la misère tient éloignés du festin, les enfermant, plus cruellement sans doute que jamais, dans la frustration. Une telle injustice, si complaisamment étalée, semble donner raison aux casseurs de nos banlieues, en tout cas elle aide à les comprendre. Réclamerais-je plus de justice, on me trouverait ringard, et prisonnier décidément d'une idéologie d'un autre âge. Admettons. Mais quand bien même il serait indispensable que certains mangent du caviar et d'autres des oeufs de lump (et d'autres rien : combien d'enfants morts de faim en 1990 ?), quand bien même il serait inévitable que ce soient toujours les mêmes qui s'empiffrent ou se privent, est-il indispensable aussi que l'opulence s'étale à ce point ? Si la justice est hors d'atteinte, faut-il que la pudeur le soit également ?

     Un tel luxe est d'autant plus choquant qu'il constitue, d'évidence, une perversion du message de Noël. Un enfant est né, nous dit-on, il y a quelque deux mille ans, pauvre parmi les pauvres, pour célébrer, sans faste ni puissance, l'unique richesse de l'amour.

     Il fut un temps où l'on se demandait si le capitalisme était compatible avec cette éthique-là, celle des Évangiles, si la christianisme, en sa pureté, n'était pas une réfutation terrible de ce qui fait vivre nos sociétés. Vieilles lunes, semble-t-il. On se demande maintenant si les Évangiles ne sont pas réfutés plutôt par le capitalisme, et s'il ne serait pas temps, maintenant que la richesse est déculpabilisée, comme on dit, d'oublier ces vieilleries naïves et néfastes.

     Malheur aux pauvres ! Heureux les riches en actions et en obligations !

     On m'objectera que Noël reste la fête des enfants. En effet. Cela fait deux mois qu'ils nous cassent les oreilles avec leur Père Noël ou leurs cadeaux, deux mois qu'ils ne sont plus qu'impatience avide, deux mois qu'ils sont dévorés par le manque, deux mois qu'ils attendent, pour être heureux, que ce soit enfin Noël !

     Quelle curieuse leçon d'existence nous leur donnons, qui laisse entendre que vivre c'est attendre et recevoir, quand nous savons bien, nous, les parents, que c'est l'inverse qui est vrai ! Aucun cadeau n'est le bonheur, ni rien de ce qu'on attend ou reçoit, mais cela seulement qu'on fait ou qu'on donne, et point en cadeau, puisque l'essentiel de ce qu'on peut offrir, personne, jamais, ne pourra le posséder.

     Noël, l'idéologie de Noël, est devenu comme un résumé des erreurs dont il faudrait débarrasser nos enfants, dans lesquelles au contraire, comme à plaisir, le vieil homme à la hotte les enferme. Le bonheur n'est pas un cadeau, la vie n'est pas un conte, et il n'y a pas de Père Noël. Voilà à peu près ce que vivre m'a appris, et qu'il faudrait, pendant dix jours, faire mine d'oublier !

(...)

     Puis ce bonheur imposé ! Pendant dix jours, toute la bêtise médiatique va nous seriner son optimisme de commande, et il faudra être joyeux par force ! La mort ? "Reprends donc du champagne !" La solitude ? "Tu n'aimes pas le foie gras ?" L'angoisse, la difficulté de vivre, l'amour qui échoue ou se meurt ? "Allez, on sort les cotillons et vive la fête !"

Pourquoi pas, en effet ? Mais pourquoi ces jours-là, pourquoi tous ensemble et à date fixe ? Quoi de plus grotesque, quand on y pense, que ces millions de réveillons simultanés, avec tous les petits mensonges qui vont avec, tous ces petits égoïsmes, comme autant de cadeaux autour du sapin ? 

On préférerait un bonheur plus modeste, plus discret, plus spontané, plus imprévisible ...

Quoi de plus triste que de lire sa joie dans le calendrier ?

     Reste l'enfant nu, entre le boeuf et l'âne, celui qui finira sur une croix, celui que Dieu même, peut-être, abandonnera pour finir ... Et tous les ans, depuis bientôt vingt siècles, "dans la plus longue nuit de l'année ou presque", comme disait Alain, entre bougies et guirlandes, fragile, vacillante, cette lueur pourtant au coeur des vivants : l'amour enfant, et fils de l'homme. Ce dieu-là - le plus faible des dieux, et le seul - méritait mieux qu'un réveillon ou qu'une messe.

André COMTE-SPONVILLE

Le goût de vivre et cent autres propos

Paris, Albin Michel, 2010

pp. 20-3.