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La philosophie dans le comptoir

Publié le 17 décembre 2013 par Thebadcamels
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La philosophie dans le comptoir
Désamorçons par ce titre le crime mondain par excellence : « se prendre au sérieux » tout en plaçant subrepticement la barre le plus haut possible. Après plusieurs années d’un égoïste silence, voici venu le temps de relever les filets. De cette pêche miraculeuse d’idées et de sentiments, essayons d’analyser : la chronologie, le cadre et les faits. Ces entrelacs complexes ornent le chapiteau byzantin de notre vie, à nous de les démêler à la recherche du point de fuite de notre existence.
Lecteur, j’ai confiance en tes capacités pour lire entre les lignes afin d’en tirer les bonnes conclusions. À l’instar de ceux qui philosophent à coups de marteau ou viennent ici-bas apporter le glaive, me voilà à nouveau sur le ring pour asséner quelques menues vérités. Insupportable prétention ? Passe ton chemin : il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre rappelle Maldoror avant de distiller ses subtils poisons.
La philosophie dans le comptoir
Seul dans ma chambre à regarder par la fenêtre, les souvenirs défilaient dans ma tête. Il fallait faire le bilan. Tout ça pour ça. J’émergeais d’une cuite de plusieurs années. Difficile de saisir vraiment où je me trouvais. Les derniers éléments du mirage éthylique commençaient à s’estomper. L’exil teutonique avait été ma botte de Nevers pour repousser la terrible échéance. On m’avait déjà eu une fois avec le miroir aux alouettes de l’école de commerce, on ne m’y reprendrait pas avec le monde professionnel. C’était décidé, je laissais à d’autres le soin de monter en première ligne. Ils seraient énormes mais sans moi, tant pis. De toute façon combien méritaient d’être sauvés d’eux-mêmes ? La morgue et l’arrogance qu’ils avaient acquises en l’espace de quelques années étaient un barda suffisant pour toute une vie d’open space. Si la prépa m’avait permis de sonder les limites de mon intelligence, l’école de commerce laissait apercevoir l’abîme abyssal de ma propre médiocrité. Quel contraste entre la honte du préparationnaire blessé dans son orgueil et la bêtise fièrement exhibée de l’étudiant ! 
J’avais été traîné de force à une noce. Placé à la table d’honneur par hasard, il fallait rire à l’unisson aux plaisanteries graveleuses du père de la mariée. Bien vite, il m’avait fallu trouver le ton juste pour ne pas dépareiller au sein de ce bataillon d’idiots claudiquant gaiment vers l’absurde. J’étais grenouille parmi les grenouilles à vendre mon projet de vie, à positionner mes goûts dans la foire des idées à la con. Ce groupe d’amis qu’il faut séduire… Ces petites histoires fausses ou gentiment déformées que nous racontons pour nous pavaner… J’étais puceau de la vie et puceau tout court à cette époque, prêt à tous les compromis pour moi aussi trouver ma place. Longtemps ce néant a réussi à m’hypnotiser. Reconnaissons que le trousseau de la mariée était attrayant : une couverture sociale permettant un camouflage dans tous les milieux. Autour de moi les métamorphoses étaient saisissantes : des petits soldats désincarnés se voyaient inculquer en accéléré tout un solfège social. On leur servait à la petite cuillère tous les rudiments nécessaires pour naviguer à leur aise en société. Dans ce processus les changements trop brutaux amenaient les uns et les autres à faire tomber les masques pour débusquer avec délice les petites failles d’autrui. Si le bon dieu avait alors voulu faire de moi Noé, bien peu seraient montés dans mon arche. Mais le déluge n’est pas venu et perdu au sein de ce trou noir normand avalant goulûment lumière et lucidité, il me fallait quitter au plus vite cette mascarade obscène.
J'ai été dans l'espace mais je n'ai pas vu Dieu, Youri Alexeïevitch Gagarine.
Derrière ces mots que les naïfs jugeront ridicules, se cache la question des questions : Pourquoi suis-je là ? En somme la vie comme quête du sens qu’aucune réponse définitive et satisfaisante ne pourra jamais trancher. Si l’idée d’une géographie de la vérité est enfantine, en revanche l’analyse des éléments structurants de notre existence est fondamentale. Nous sommes un corps et un esprit plongés dans environnement culturel, social et spatial. Chacun de ces 5 plans est lui-même composé d’une multitude de sous-espaces évoluant dans le temps. Notre existence est l’intersection de toutes ces dimensions. Cette représentation nous amène à penser les degrés de liberté à notre disposition. Berlin avait l’avantage de m’éloigner de mes connaissances tout en permettant une vie oisive à bon prix. J’anesthésiais mon environnement social pour explorer d’autres orbites jusque-là inconnues. D’aucuns pouvaient penser que l’objectif était de se chercher, en réalité il s’agissait de déterminer là où il était possible d’aller. 
Cette période a été pour moi charnière pour explorer la dimension de l’esprit. Quelle douceur de repenser à toutes ces heures passées à la Staatsbibliothek… Ecumer ses rayons après avoir marché d’un pas solitaire sous la neige est certainement un plaisir d’esthète qui en touchera une sans faire bouger l’autre à plus d’un d’entre vous. Si vous saviez à quel point je méprise les êtres sensibles comme des bûches que j’ai trop souvent fréquentés. La vulgarité des comportements est, hélas, une des choses les plus équitablement réparties du salon de la duchesse de Guermantes à celui de Mme Verdurin. 
À chaque milieu ses vices et ses ridicules après tout. Dans celui d’où je venais, traînait un étrange virus qui avait inoculé l’idée selon laquelle Georges Duroy était le modèle à suivre. Mue comme un seul homme, chaque nouvelle génération espérait atteindre le même niveau de médiocrité que la précédente avec l’espoir secret de la surpasser. Ce désir mimétique est une arme redoutable, comment lui résister ? Dans les dîners en ville, le verre dans votre main est un bien faible bouclier quand vous êtes acculé à répondre aux inepties de votre interlocuteur. Combats de caniches se flairant le cul pour savoir qui a la plus grosse. J’avais beau retourner le problème dans tous les sens, l’éloignement m’avait semblé la seule solution. 
Mais était-ce viable sur le long terme ? N’ayant pas la chance d’être un de ces écrivains-rentiers du XIXième, les contingences financières m’ont amené à mettre fin à l’aventure berlinoise au bout de quelques mois. Bien sûr, des prolongations auraient été possibles : 1 an, 2 ans ? Le temps de se rendre compte qu’il fallait avant tout s’assumer seul et ne pas attendre de sa famille ou de la société qu’elles subviennent à mes velléités. Je ne voulais pas faire partie de ces hommes qui pensent avoir trop de talent pour se salir les mains avec le travail. Terrible contradiction de ceux qui conspuent le système tout en se vautrant dans ses avantages. À la manière de Max Aue tuant son ami Thomas Hauser dans le Tiergarten, il était temps pour moi de rentrer en France.
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Le monde professionnel s’offrait à moi et je m’étais résigné à y prendre place. Il ne servait plus à rien de fuir désormais. La patrouille avait fini par me rattraper. On pouvait néanmoins choisir la longueur de la laisse qui serait inversement proportionnelle au remplissage de la gamelle. Certains de mes camarades avaient très faim, d’autres choisissaient de prendre un peu de mou. Pour ma part je choisissais une solution médiane. Rares étaient les personnes réellement satisfaites de leur situation. Chacun regardait autour de lui s’imaginant que son voisin avait atteint une position plus enviable. Ceux qui gagnaient de l’argent ressassaient à longueur de journée qu’ils faisaient un métier d’abruti sans pour autant envisager de sacrifier ce bonheur bourgeois qui leur tendait les bras. Les autres, saouls de leur propre génie, trépignaient d’impatience de ne pas être récompensés à leur juste valeur.
Des bataillons de travailleurs insatisfaits enfilaient chaque matin un costume pour arpenter d’un pas rapide les galeries souterraines des grandes métropoles afin d’aller gagner leur croute à la sueur de leur front. Il faut un peu de temps pour bien comprendre l’implacable mécanique mise en œuvre par ce système. Tout est feutré, il s’agit ici d’une violence sourde qui n’épargne personne. À chaque instant l’employé doit ravaler sa fierté et courber l’échine devant les demandes de sa hiérarchie. La centrifugeuse professionnelle met rapidement les originaux à l’écart. Tout ce théâtre se joue suivant une partition appelée l’esprit d’entreprise. Pour réussir dans un tel contexte il vaut mieux se spécialiser dans le cirage de pompes que la scolastique.
Pour un esprit sensible, il faut faire montre de capacités de résistance exceptionnelles pour ne pas être affecté dans son être. Dans cet univers la laideur morale et la vulgarité sont souvent la norme. Les rancœurs larvées et l’impossibilité d’établir des échanges véritables sont un terreau fertile à un état de dépression permanent. On cherche alors à s’évader. Ça tombe bien vous venez de recevoir vos chèques vacances pour vous payer votre quota de jours au soleil. Vous serez frais et dispos quand vous rentrerez pour traiter avec efficacité vos dossiers. Vous en avez marre d’écouter vos co-bureaux ? Il vous suffit de brancher votre casque pour vous échapper… L’espoir de lendemains qui chantent de nos pères n’existe plus depuis bien longtemps. Pour s’élever il faudra nous compromettre d’avantage. 
Qu’en était-il de mes camarades ? Avaient-ils la martingale ? La plupart étaient partis à l’étranger. S’ils avaient trouvé quelque chose ils en ont jalousement gardé le secret.
Dans ce voyage au bout de la nuit, nous courons après nos amis qui souvent nous précèdent, à la manière d’un Robinson pour Bardamu : Il pleurait, il étouffait et il riait tout de suite après. C’était pas comme un malade ordinaire, on ne savait pas comment se tenir devant lui. C’était comme s’il essayait de nous aider à vivre à présent nous autres
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Nous faisons partie du système. Nous y occupons une place de choix en tant qu’enfant de la bourgeoisie (à quelques rares exceptions), assumons-le.
Voici une boite à outils pour rester vivant et pouvoir le modeler à votre convenance :
  • Pousser au maximum l’analyse du cadre de votre existence pour en comprendre les limites et les chemins possibles : 
    • Connaître ses vices et ridicules, les assumer et enfin les aimer ou s’en séparer 
    • Choisir avec attention ses ennemis
    • Mettre en ordre vos idées pour déterminer la direction à suivre au moyen de l’écriture
    • Ne pas oublier que vous êtes corps et esprit 
  • Plusieurs armes sont à votre disposition dans ce combat pour ne pas laisser les autres saper vos principes : 
    • Un humour sans limite pour dépeindre ce monde qui tombe 
    • Le mépris pour ceux qui vous demandent d’admirer ce qui est laid
    • Un orgueil à-propos contre les compromissions permanentes 
  • Avoir une approche mystique des évènements de votre vie : 
    • « Heureux soient les fêlés car ils laisseront passer la lumière » 
    • Ne pas oublier comment le film va se finir
Enfin, comme Montaigne a pu trouver du réconfort dans son amitié avec La Boétie, je salue fraternellement et avec émotion ces quelques amis à qui cet article est dédié :
« Elle n'avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. ».
Chameau, si tu m’as compris te voilà devenu lion.
Kerdef

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