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Voyage au bout de la ligne

Publié le 06 décembre 2013 par Thebadcamels
Voyage au bout de la ligneLongtemps redoutée, la nouvelle est finalement venue des États-Unis, par la voix de l'estimable Federal Aviation Administration. On pourra désormais rester connecté durant l'intégralité des voyages en avion. Si cette nouvelle autorisation ne concerne pas encore les appels, on peut supposer que cela n’est qu’une question de temps. L'avion ne sera plus le dernier lieu où il était encore possible de se séparer pour quelques heures du téléphone et d'Internet, ultime rempart désormais obsolète face aux communications modernes.
Les vols long-courrier, où l'on se retrouve seul et dans une position allongée, auront servi de cabinet de psychanalyse à un grand nombre. Par un phénomène aussi connu que la consommation aérienne de jus de tomate, rares sont ceux qui peuvent dire qu'ils n'ont jamais pleuré dans un avion. S'il n'existe pas de véritable étude sur le sujet, lors d'un sondage réalisé par Virgin Atlantic en 2011, près de la moitié des passagers interrogés a avoué avoir déjà pleuré à bord d’un avion. Plongé dans l'obscurité et n'ayant rien de précis à faire ni personne à qui parler, on ne peut plus échapper à soi-même. Cela se manifeste, en particulier, lors des déplacements professionnels où l’on voyage contraint et avec des gens dont on apprécie rarement la compagnie. 
A bord du vol aller, on se dit qu'on n'a rien à faire là et qu'on devrait passer plus de temps avec ceux qui comptent. Il faut bien reconnaitre aussi que la série de rendez-vous qui nous attend le lendemain va être atrocement pénible et qu'au fond on a n'a jamais vraiment aimé ce métier dont il est temps de changer. A quoi tout cela peut-il bien servir si ce n'est à s'acheter l'une des grosses montres entrevues dans les boutiques de la salle d'embarquement? Dans le vol du retour, on se laisse naïvement griser par le sentiment facile du travail bien fait et le souvenir racoleur des hôtels de luxe: on a bien fait de ne pas tout abandonner, c'est quand même formidable d'avoir un travail qui permette de voyager si loin et de rencontrer autant de personnes qui réussissent dans la vie. On se dit alors qu'il faut persévérer et en faire même davantage pour suivre l'exemple de ce type qui était si convaincant au cours de l'un des rendez-vous. Dans les deux cas, à l'aller comme au retour, l'isolement propre à l'avion fait réfléchir et former des projets qui, bien que souvent abandonnés une fois rattrapé par la réalité des tapis roulants du terminal et des annonces au micro, nous laisse entrevoir le futur autrement, un autre destin. Ce sont d'ailleurs ces vies imaginées mais jamais vécues qui font que l’on finit par accepter son quotidien et que les mondes que l'on voudrait voir disparaitre ne s'écroulent jamais. 
Le privilège de ces petits états d'âme ne sera bientôt plus que le lointain souvenir d'une autre époque. Bientôt, les téléphones, ordiphones, téléphones intelligents et autres tablettes électroniques règneront à bord de l'appareil. Sur les réseaux sociaux, les photos de voyage ne se résumeront plus seulement à des gens qui, par un savant effet de perspective, mettent leur doigt sur l'extrémité des monuments; nous aurons aussi le droit à des photos de plateaux repas où l'on verra de malheureux camemberts sous plastique non loin d'un sac à vomis et d'un verre de vin bon marché avec pour tout commentaire: Off to India! Pire, il faudra supporter les conf calls en langue étrangère de ses voisins. L'angoisse de tout voyageur ne sera plus d'avoir pour voisin un nouveau-né mais d'apercevoir un homme en cravate dans la salle d'embarquement, auquel on jettera immédiatement d'identiques regards désapprobateurs. Pris au piège, comme dans un carré famille, entre le hublot et l’interminable négociation de votre voisin sur la vente d'une usine d'incinération de déchets, on en viendrait presque à souhaiter un accident pour en finir.
Au-dessus de l'océan Atlantique, la consigne lumineuse s'allume soudainement, invitant les passagers à attacher immédiatement leur ceinture de sécurité. L'avion se met à secouer fortement et les passagers commencent à échanger des regards inquiets. L’appareil semble perdre beaucoup d'altitude et des objets commencent à voler à travers la cabine. Tétanisé, le voisin lâche enfin son BlackBerry qui va terminer sa course brutalement contre la porte des toilettes à l'autre extrémité de la cabine. Malgré les messages rassurants des hôtesses, c'est la panique: certains passagers hurlent, d'autres pleurent. La chute de l'avion est inéluctable, les passagers y assistent, impuissants, et comprennent alors que la fin est proche. Chacun se replie maintenant sur lui-même et se résigne à ce destin tragique; il devait en être ainsi. Le calme regagne la cabine avant l’impact final. Le silence est total, à peine troublé par une voix lointaine. La voix se rapproche – c’est celle d’une femme – et se fait de plus en plus pressante: « Continental or English breakfast ? » C’est l’hôtesse qui vous réveille.
Pris de court et oubliant que vous n'aimez pas les saucisses, vous optez pour le petit-déjeuner anglais. C’est infect, naturellement. Vous n'y touchez pas et décidez de sortir votre belle tablette pour patienter jusqu’à l’atterrissage. Et puisque dans la vie on finit toujours par faire ce qu’on a longtemps eu en horreur, vous en profitez pour consulter vos emails, publier la photo de cette saucisse maintenant froide pour amuser vos amis, et bâcler un article à faire blatérer les chameaux.

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