À propos de Secrets de Polichinelle d'Alice Munro
1. Emportés.
Le grand thème des nouvelles d'Alice Munro pourrait se résumer par la question: que sont-ils devenus ? Que la vie a-t-elle fait de nous Comment avons nous, avez-avez-vous, ont ils évolué à travers les années ?
Or ce thème est traité avec une ampleur croissante dans les huit nouvelles constituant ce recueil, à commencer par la première, Emportés, d'une longueur notable - plus de cinquante pages - et dont l'action se situe dans la ville de Carstairs, en Ontario, qu'on retrouvera dans plusieurs autres histoires.
Employée à la Bibliothèque municipale de Carstairs, Louisa, vingt-cinq ans, reçoit un jour une lettre d'un soldat engagé (cela se passe en 1917) qui l'a remarquée à la bibliothèque et lui demande des nouvelles du pays. S'ensuite une correspondance qui fait naître en Louisa un sentiment tendre et lui fait espérer quelque chose, jusqu'au jour où elle apprend que le soldat, Jack Agnew de son nom, de retour au pays, s'est marié avec celle qu'il lui avait d'ailleurs dit sa fiancée. Un terrible accident coûte cependant la vie au jeune marié, broyé par une machine dans la fabrique de pianos dont le fils du propriétaire, Arthur Doud, rencontre alors Louisa et l'épouse...
Qui est emporté ? C'est une question qui va revenir souvent au fil des histoires d'Alice Munro, où les déterminations historiques ou sociales, les destinées personnelles marquées par des ruptures ou des accidents, les bifurcations de l'existence ne cessent d'interférer...
2. Une vraie vie
Les femmes d'Alice Munro ont souvent un fichu caractère, modelé par les épreuves de la vie parfois duraille. Celle que Dorrie a vécue avec son frère Albert était plutôt tranquille, marquée par "la douceur de l'affection qui a éliminé le sexe", même si le sexe n'est jamais éliminé des nouvelles d'Alice Munro. Or ce n'est pas le sexe, ici, qui va se pointer dans la vie de Dorrie après la mort subite de son frère, mais un assez digne pasteur anglican qui la demandera en mariage. Au moment de se lancer dans cette aventure qui risque de la priver de sa "vie à elle", la sauvage Dorrie regimbe, se ravise, puis finit par se rendre à son pasteur qui l'emmène à l'autre bout du monde, partage sa vie, meurt et la laisse à sa "vie à elle" qui ressemble à tant aux autres.
3. La vierge albanaise
Plus on avance dans la lecture des nouvelles d'Alice Munro, et plus on est impressionné par la variété des thèmes et des milieux qu'elle est capable d'investir avec la même qualité d'observation et la même empathie à l'égard des personnages les plus divers.
La vierge albanaise est l'histoire d'une espèce de rapt "par erreur", qui aboutit à la séquestration d'une jeune touriste américaine dans une tribu des montagnes albanaises. On pense à Somerset Maugham ou à Paul Bowles en lisant le récit des tribulations de "Lottar" par la vieille Charlotte, dont les détails de la narration ont valeur d'illustration quasi ethnographique. Mais rien de pesamment didactique là-dedans: une fois de plus, c'est une vie ressaisie dans une bifurcation inattendue qui retient l'attention de la nouvelliste, laquelle nous "capture" à son tour.
4. Secrets de Polichinelle
Des femmes disparaissent, et parfois dans les circonstances les plus anodines en apparence, comme ici au cours de la sortie de jeunes campeuses emmenées par la sexa sentencieuse Mary Johnstone. Mais qu'est-il donc arrivé à l'effrontée Heather Bell, dont on a perdu la trace durant la rando aux sources de la Peregrine River ?
S'il y a du mystère dans l'air, qu'on ne s'attende pas à une enquête visant à retrouver la marcheuse: ce qui intéresse Alice Munro, même quand elle touche à une littérature de genre (le polar ou le fantastique), tient à tout coup à ce qui éclaire l'intrigue de manière latérale: ici la communauté locale, les parents des filles, une quasi dingue et un éventuel pervers...
Les couples qui battent de l'aile, foirent, se ressoudent ou se recomposent ont foisonné durant les années où Alice Munro elle-même quittait son premier conjoint, avec lequel elle eut quatre enfants (dont un mort à la naissance). À ce propos, il est très éclairant de lireAlice Munro writing her lives, la biographie de Robert Thacker qui a cela de particulier de raconter la vie de la nouvelliste par le truchement de ses thèmes et de ses personnages, au fur et mesure de ses publications.
En l'occurrence, il s'agit d'une femme qui "file" son mari jusqu'en Australie où il a suivi une femme plus jeune, dont elle pressent qu'elle le lâchera...
Marivaudage conjugal ? Bien plutôt: variation sur ce qui aurait pu être ou ce qui pourrait être ou mieux: ce qui pourra encore se vivre entre elle et lui.
6. Un endroit désert
Alice Munro ne fait pas qu'explorer les lieux et les milieux: elle est tout aussi attentive aux filiations et aux strates de l'histoire collective ou personnelle. On retrouve ainsi, dans cette nouvelle dont la première partie se passe vers 185o, le Nord de Huron aux pionniers confrontés à une vie des plus rudes. Plus précisément, il y est question d'une orpheline, envoyée par une institution chrétienne en ces contrées où un jeune forestier a fait savoir qu'il était en quête d'une épouse solide. Sur quoi le jeune homme meurt en forêt, dans des circonstances que plusieurs témoignages évoqueront de façon contradictoire. Or le plus étonnant de l'histoire tient à sa mise en perspective, sur une très longue durée, qui donne lieu au portrait d'une femme bien singulière, porteuse d'on ne sait trop quel secret...
7. Des vaisseaux spatiaux ont atterri
Les amateurs de SF que ce titre fera saliver en seront pour leur frais: rien, en effet, dans cette évocation de quelques jeunes gens d'une province profonde, qui se rapporte à l'univers de la conjecture.
Là encore, il s'agit de la disparition d'une jeune fille, sur fond de soirées de bistrots un peu glauques où son amie d'enfance se fait draguer, puis de sa réapparition nimbée de lumière mystérieuse puisqu'elle prétend être entrée en contact avec des extraterrestres.
Une fois encore, bien plus que l'intrigue, c'est l'atmosphère de la province canadienne, dans les années 50-60, les relations entre les jeunes filles et leur entourage qui intéressent ici l'auteur, restituant tout un monde trivial et poétique à la fois.
8.Vandales.
Pourquoi Liza, aidée d'un complice, s'acharne-t-elle sur la cabane, perdue dans les bois, du nommé Ladner qui vient de mourir au cours d'une opération ? Qu'a-t-elle besoin d'exorciser ou de venger en fracassant les objets quelle y trouve ? Que s'est-il passé en ces lieux quand, dans son adolescence, elle y a connu Ladner et son amie Bea, qui l'a justement chargée de s'occuper de vérifier l'état de la maison avant l'arrivée de l'hiver ?
Ces questions restent sans réponse, mais Alice Munro suggère tout un monde, au bord de la sauvagerie, mêlant à la fois le caractère et lemode de vie de sanglier de Ladner, la présence un eu trouble de Bea et ce qu'a vécu ou peut-être subi Liza, sans que rien ne soit dit - magie et violence confondues...
Alice Munro. Secrets de Polichinelle. Traduit de l'anglais par Céline Schwaller-Balaÿ. Rivages poche 328, 336p.