Épisode 1 – LUNDI 13 MAI
Francis Lamoureux, rédacteur en chef de Ce Matin
Dans mes rêves, on m’interroge. On me demande si je suis amoureux. Je réponds oui, bien sûr. Mais pas de ma femme. Pas de Natacha mais d’une autre. Qu’importe, on ne m’a pas demandé de préciser. La réponse est positive mais le complément d’objet direct est mauvais. A vrai dire, tout le monde s’en fout. Vous vous êtes trompé dans l’aiguillage ? Vos curseurs se sont inversés ? C’est votre problème, contentez-vous de faire bonne figure, de répondre oui aux questions qui demandent une réponse positive et l’affaire est pliée. Je m’en sors parfaitement. On m’a juste mis du poil à gratter sous mon costume. Ma peau est irritée. J’ai belle allure, je me tiens droit, je donne le change mais si je pouvais, ah si je pouvais…je gigoterais comme un prince, je me débarrasserais fissa de mes habits et de ma civilité, je crierai à tue-tête: « oh mon Dieu, comme vous me faites tous chier ! »
J’avoue, je suis de mauvaise humeur ce matin. C’est lundi, il est 6h30, je suis bloqué dans ce foutu métro qui est aussi endormi que moi. Je vais arriver en retard à la rédaction et je déteste ça. Ne pas réussir à entrer dans la grille de l’emploi du temps, à respecter l’horaire. Immédiatement, je vois une mise en page ratée. Là, une colonne déborde, ici manque un paragraphe et les coquilles s’éparpillent sur toute la longueur de la feuille. Natacha a peut-être raison. Nous sommes tous déformés par nos tics professionnels. Pour moi, le monde n’est plus qu’un vaste ensemble de mots confinés à ranger dans des cases.
Quand j’écoute Natacha, j’ai toujours l’impression qu’elle me donne une leçon. Sa science et son assurance que j’admirais autrefois me renvoient désormais sur les bancs de l’école. Natacha est professeur, de philosophie certes, ça compense, mais prof tout de même. Il faut toujours qu’elle ait le dernier mot. Je ne devrais pas penser des choses pareilles, ça m’infantilise. Il est 6h40, l’heure tourne, contrairement au métro.
Je m’isole davantage sous la musique de mes écouteurs. Je tripote la peau autour de mes ongles. Je n’ai pas vu Louis ce matin avant de partir et j’enrage. Je n’ai pas pu me plonger dans sa douceur duveteuse, passer mes mains dans les trois cheveux qui lui poussent sur le caillou et l’entendre rire à mes blagues de papa. Noir, le wagon tangue, les visages des passagers se crispent, la lumière revient, le métro redémarre. Soupirs et soulagement général. Ébranlement dans mon cerveau, j’en profite pour remettre mes idées en place. Dans trente minutes, je serai au bureau de Ce Matin. Rapide scanner dans mon ciboulot. Je ressasse les dossiers chauds du moment, entre affaires de mœurs, faux débats et conflits interminables. Je sors ma tablette et vérifie l’avancement des uns et des autres. Mon téléphone vibre, j’écoute le message. Emma, la nouvelle stagiaire, est coincée en bas et attend mon arrivée. L’ascenseur ne peut monter sans la clef passe-partout des journalistes. Qu’est-ce qu’elle fout là, celle-là ? Francis a dû encore oublier de me prévenir. Monsieur prend ses aises, monsieur le rédacteur en chef adjoint est totalement désorganisé, monsieur le fayot, à force de croche-pattes, voudrait bien ma place. Il s’appelle comme moi, l’abruti. J’en changerais presque de prénom. Et si je prenais mon deuxième ? Jean, c’est plus solide, c’est net et carré. Croix dans ma tête, mémorandum : y penser pour ma prochaine vie. Un jour peut-être. Avec Carolina. Nouvelle croix dans ma tête, non, ne pas penser à Carolina de si bonne heure. Carolina est notre jeune fille au pair, elle est chilienne et, à mon grand étonnement, j’en suis bêtement amoureux. Je déteste vivre les clichés. Dans notre rubrique people, j’en ramasse à la pelle de ces histoires toutes faites. On ne couche pas avec la baby-sitter de son fils, voyons, à moins d’aimer les rouli-roula dans la fange commune. Je souhaitais m’épargner cette vulgarité-là. On écrit ces choses-là, on ne les vit pas. Un minimum de décence tout de même. En plus, elle parle à peine le français. C’est pire. Nous n’avons accès qu’aux regards échangés, aux frôlements entre deux portes, aux caresses volées par-dessus le bébé. Je suis obligé d’être vrai, de laisser mon corps parler avec elle et je suis à nu. Carolina est en France pour devenir comédienne. C’est la fille d’amis argentins. Elle est à la maison depuis quatre mois, ce qui a permis à Natacha de retravailler et faire sa rentrée. Nous lui offrons le gîte et le couvert, plus un salaire de 400 euros. Elle s’occupe de Louis pendant la journée. Son week-end et ses soirées lui appartiennent. Elle prend des cours de comédie le soir. C’est un bon arrangement, je trouve.
Carolina est une belle fille bien bâtie, mais elle boîte légèrement. Lors de son entretien d’embauche, je lui ai demandé ce qu’elle avait, si ça ne la gênerait pas pour sa future carrière. Encore une déformation professionnelle, j’ai tendance à être un peu franco avec les gens. Je l’interrogeais en espagnol pour être sûr d’être bien compris. Cette fois-là, c’est elle qui m’a déstabilisé. Non, pas du tout, m’a-t-elle répondu, au contraire, cela me distingue des autres. Sur scène, on ne voit que moi. J’ai insisté (je ne lâche jamais mes interviewés) : « qu’est-ce que vous avez exactement ? » Je la vouvoyais encore. Elle a fini par céder : « j’ai une luxure à la hanche. » Je suis tombé amoureux de cette luxure, de ce mot érotique utilisé à mauvais escient, du léger déhanché de Carolina qui bouscule mes sens et déplace légèrement ma vision du monde. Je l’ai aimée immédiatement pour ce défaut. Arts et métiers, déjà ? Merde, j’allais en oublier mon arrêt. Sonnerie de la fermeture des portes. Je me précipite au dehors avant que les portes ne me cisaillent. Je marche dans la rue, la ville est encore endormie et appartient aux camions des éboueurs qui la sillonnent. Amnésie, ils chassent loin de nous les traces de la veille.
Hier encore, j’étais au théâtre avec Carolina, humant son parfum à la vanille. Elle m’a serré la main pendant toute la représentation. J’étais un homme heureux. Natacha était restée à la maison avec Louis. La pièce était délicatement ennuyeuse, suffisamment en tout cas pour ne penser à rien. Seulement au plaisir d’être là, assis à côté d’une jeune fille. Il n’y avait pas d’intrigue sur le plateau, juste un soupçon d’histoire et encore si peu. Un androïde accompagne un mourant en lui récitant des poèmes. Le mourant meurt, on envoie le robot réciter ses poèmes ailleurs, là où personne ne va. Si ce n’est la mort. A Fukushima. Le robot était une femme, sa voix était ténue et monotone. J’étais bercé par la fadeur de sa berceuse. Aux applaudissements, seulement, je me suis rendu compte qu’elle n’était pas en chair et en os mais en boulons et en vis. Un vrai non être humain donc. Contrairement au comédien bien vivant qui scrutait la salle. A la recherche sûrement de la spectatrice qui coucherait avec lui le soir même. J’ai été surpris par la vulgarité de ma pensée après un instant si doux. Puis son regard s’est posé sur ma voisine. J’ai vu l’étincelle dans ses yeux, la reconnaissance d’une femelle qui lui plaisait. Ai-je rêvé ? Carolina a maintenu son attention tout au long des saluts. D’un coup, je me suis senti très seul.
Je remonte mon col, j’ai froid. J’arrive aux bureaux. La stagiaire est là dans le hall, elle m’attend devant les ascenseurs. C’est la deuxième fois que je la rencontre. Sa beauté ronde m’agresse. Cette petite blonde aux grands yeux bleus, on la dirait, toute droite tombée d’un tableau de Vermeer. Il n’y a pas à tergiverser pour savoir pourquoi Francis l’a recrutée.
- Vous n’avez pas croisé les femmes de ménage, dommage. Elles auraient pu vous offrir un aller-retour au desk. Emma, c’est ça ?
- Oui.
- Désolé, je ne savais pas que vous veniez.
Comme un con, c’est moi qui m’excuse. Je ne vais pas non plus lui demander pardon pour mon retard. C’est qui le chef ici ? Elle esquisse un sourire. Il est 7h20. Elle voudrait monter. Au troisième étage, je l’abandonne à son poste, histoire de voir un peu ce qu’elle a dans le ventre. Sait-elle ce qu’elle a à faire ? Non, bien sûr, ce con de Francis m’a refilé le gros bébé entre les pattes sans rien dire. Merci. Putain, j’ai la rage, ce matin, j’ai la rage. Sur la plateforme, ils sont déjà tous plantés devant leur ordi. Je m’installe à ma place habituelle, celle du père, en bout de table. Personne ne moufte. A la vue de ma tête, ils savent qu’ils n’en ont pas intérêt et chacun replonge dans son écran. Monsieur Pierre oscille de la tête sous son casque. Boris finit son petit déjeuner. Constance est déjà pendue au téléphone. Il ne manque qu’Anna. Je demande où elle est. On me répond « aux toilettes ». Je n’insiste pas, elle doit être en train de se piquer. C’est son heure fixe. Je n’embauche pas une toxico mais une femme qui cherche à avoir un bébé à tout prix. C’est sa cinquième FIV. Elle tombe enceinte mais les bébés ne s’accrochent pas à son ventre. Chaque fois, Anna disparaît plusieurs jours pour se remettre de sa énième fausse couche avant de recommencer de plus belle…
Pour lire la suite du nouveau roman écrit par Adeline Grais-Cernea (Friday Stories) et Claire Lamotte (Ctrl-tab), c’est ici.