On dit parfois qu’on s’en fout comme de sa première paire de bottes, mais en attendant, moi, je ne me foutrais jamais de ma première paire de Docs. Ca semble banal maintenant de se trimballer avec des Dr Martens aux pieds, mais il fut un temps pas si lointain où c’était une autre paire de… pompes justement. S’en procurer n’était déjà pas si simple. Mais le plus compliqué était encore de les conserver.
On était au début des années 80 et deux tribus urbaines étaient chaussées avec les chaussures du Dr Martens, les punks et les skins. Et souvent les premiers offraient leurs chaussures aux seconds, avant de se raser le crâne à leur tour pour récupérer une nouvelle paire. Le recyclage avant l’heure en quelque sorte, sauf que c’étaient des chaussures neuves qui circulaient ainsi. Les magazines féminins ne les affichaient pas encore, pas plus que les perfectos et ça restait une chaussure de mauvais garçon, et de mauvaise fille.
Ceux qui en portaient faisaient des envieux et il était de bon ton de bien montrer qu’on en possédait une paire. Le jean se portait roulé haut pour bien dégager le mollet et exhiber le cuir bien ciré. La Doc basse avait souvent la préférence des nutty boys et de ceux qui souhaitaient attirer un peu moins l’attention. La Doc bordeaux avait un peu le rôle inverse et était souvent préférée par le skin.
Ma première paire, j’étais allée la chercher à Londres. J’aimais y passer un moment l’été pour acheter des disques et assister à des concerts, deux domaines dans lesquels Paris faisait pâle figure en comparaison. À mon premier voyage, j’étais encore un jeune punk débutant et je ne jurais encore que par mes vieilles rangers. A mon second séjour, j’avais croisé un petit punk nantais avec qui j’avais fait la tournée des revendeurs, mais je n’avais pas encore craqué, trouvant l’investissement un peu exagéré par rapport à mes moyens et à mes envies de disques. C’est à mon voyage suivant que j’ai enfin sauté le cap, laissant à Londres mes rangers définitivement défoncées pour revenir avec une paire de 10 trous coquées noires. J’étais si ce n’est un autre homme, au moins un autre punk.
J’étais un autre et je ne le savais pas encore tout à fait. Pour la Chienne, qui avait accompagné mes années de lycée finissantes, j’avais des chaussures de skin. Elle avait vécu comme une trahison que notre petite bande s’élargisse, qu’on commence à traîner avec Mourad de l’Infanterie Sauvage, puis avec Rico, Treizième Section et tous ceux qui allaient créer Gougnaf Mouvement. La Chienne était exclusive et se vivait comme la punk historique du groupe. Nous voir avec d’autres lui était insupportable . Mes Docs furent presque la goutte d’eau qui officialisa la fin de notre relation. Ces premières Docs attirèrent par contre le regard de celle avec qui je suis toujours…
Depuis une soirée mémorable à Londres lorsqu’avec Guérilla Urbaine je traversais la ville vers un squat improbable en compagnie d’une réfugiée française, mes Docs m’ont accompagné lors de mes nombreuses dérives urbaines nocturnes. On marchait beaucoup à cette époque, on courait parfois aussi pour fuir un danger en bleu marine ou en kaki. C’était l’époque des nuits blanches à répétition.
Avec le travail, ma vie devenait de fait plus calme sans que je remise mes 10 trous au placard. Les élèves qui étaient face à moi étaient généralement moins étonnés que mes collègues, comme celle qui pensait que j’avais mis des chaussures de clown pour aller avec le thème du cirque qui servit de fil conducteur aux activités de la classe maternelle.
Avec le temps, mes goûts musicaux ont évolué, mon mode de vie aussi et je n’avais plus besoin de me référer aux canons du punk pour m’exprimer. Sans renoncer aux Dr Martens, j’ai diversifié les modèles. Mocassin à languette bordeaux , jaunes 7 trous coquées, sabot fermé pour traveller, 3 trous transparentes, creepers en daim bleu, pointues noires et mes 14 trous violettes. La liste n’est pas exhaustive, ni chronologique. J’ai su varier les plaisirs, passer des noires sobres aux jaunes flashies en fonction des contextes, jouer parfois la provocation discrète avec les violettes dans un monde policé. Un peu histoire de dire que je n’en fais pas totalement partie. Un peu histoire de me leurrer sans doute. De toute façon, plus personne ne croit que les Docs sont des chaussures pour ceux qui veulent se démarquer, mais nombreux sont ceux qui font semblant d’y croire.