Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer par Sylvie Fabre G.

Publié le 05 janvier 2014 par Angèle Paoli
Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer,
Éditions L’Amourier, 2013.


Lecture de Sylvie Fabre G.

UNE TRAVERSÉE DE HAUTE LUTTE ET DE GRAND VENT

Il y a des phénomènes naturels qui méritent toujours d’être vécus puis nommés parce qu’ils sont des manifestations qui s’adressent à nos sens et à nos cœurs et qu’ils ont ce pouvoir de les contenir, de les faire trembler, de les ranimer et de nous transformer. Ils nous rappellent que nous sommes éléments parmi les éléments, des plus fragiles. Corps soumis à leur puissance ou âme prise en charge, ils lèvent en nous des images, ouvrent un espace de vision et de langue que nous pouvons habiter mais qui nous déborde. Dans Passerelle, le dernier livre d’Erwann Rougé, paru aux Éditions L’Amourier fin 2013, l’auteur tient un journal de bord, un Carnet de mer, où la description de ses sorties en bateau ou de ses retours à terre le long des jours s’accompagne d’un bulletin sur l’état du ciel, de la mer et de l’être. Le notant, le poète entre dans une parole où les mots deviennent « phares, balises, feux brefs », cornes de brume, lames de fond et écume. Il nous invite à partager une traversée de haute lutte et de grand vent.

Les textes en prose poétique qui constituent l’ensemble sont regroupés en deux parties inégales et précédés chacun d’indications météorologiques ou de lieu, écrites en italiques, qui correspondent à une situation maritime ou terrestre et à un moment singulier. Ils ont tous une coloration différente mais aussi une homogénéité de ton et de style immédiatement reconnaissables, présentes dès les premiers recueils d’Erwann Rougé (publiés aux Éditions Unes), la voix du poète demeurant bouleversante en son « ressac intérieur ». Douceur et mélancolie, délicatesse et simplicité des mots sont là, prégnantes, pour dire la densité du réel et le vide, la faille, le manque et la blessure, la bonté de l’amour. « Dire, écrit celui-ci, suppose que l’on voit et que l’on écoute », qu’on laisse en soi grandir les cris et les extases, que l’on s’éprenne du corps fondu à l’âme.

Page après page, sensations et sentiments s’entremêlent pour affronter en mer le « Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré… », la « Visibilité moyenne, boucaille aux approches des côtes britanniques », ou se laisser gagner par la « fatigue générale du navire ». De même, à terre, retrouver Loc Meven, c’est autant accepter que tremblent les choses et les cœurs, que reconnaître l’inconnu comme appel. Erwann Rougé fait des allers-retours entre dehors et dedans, ne manquant pas de souligner qu’« écrire est un travail physique », tout comme naviguer et aimer.

Pour le poète, la vie n’est-elle pas « une recherche perpétuelle » de la « plage pacifiée » ? Que le poète se tienne sur la « passerelle », « en cabine », dans « la chambre » ou dans « le jardin », la pensée dialogue sans cesse avec les infinies variations de la lumière et des couleurs, avec les nuages, les vagues et les plantes, avec la chair de l’aimée et « l’espace blanc de la marge ». Tous apportent au narrateur une série de certitudes et d’incertitudes, des interrogations entre « mutisme et effusion ». Les textes font alterner le « je » du monologue intérieur, sa solitude en mer, et le « tu » adressé à la femme aimée restée à terre et qu’il retrouve après chaque navigation, un « tu » qui fait battre et le cœur et les mots. Il y a leur flux et reflux dans les phrases épousant le mouvement intérieur de l’homme. Agité ou serein selon le temps, il reste écorché toujours. Vivant en Bretagne, Erwann Rougé y marche et y navigue au large. Il observe au plus près l’activité sur les flots (le vocabulaire de la marine est très précis dans le recueil), il vit l’alliance des hommes, de l’eau et du ciel et aime le mouvement des marées. Sur les plages de la Manche, la beauté nue des galets, des rochers, la force brute des tempêtes, les hurlements du vent le retiennent, et ils sont présents dans toute son œuvre. On sent qu’il a expérimenté dans la vie et dans la poésie tous les tangages et leur apaisement. Le risque du naufrage aussi ne lui est pas étranger et les mots sont de frêles amarres.

Dans ces textes, il est question du monde visible et invisible comme il est question du corps charnel et spirituel du poète qui sait la douleur, le blanc, le manque et bien sûr le désir et la mort. « On tombe dedans », confie-t-il, et le corps qui « fait jaillir des hauteurs » est le même que celui qui se dérobe et produit « un lent noir, lent noir dans le cerveau ». Animé du souffle de vie, il est pourtant « un corps-mort ancré à la laisse de mer » qui parfois « se détache, dérade, perd prise ». La deuxième partie du livre, plus courte, est en effet la clef de l’ensemble : elle lui donne un autre éclairage. C’est la remémoration d’une lutte contre la chute « au moment où les jambes ne se tiennent plus », où « un éclat de foudre arrive derrière les tempes ». Le poète évoque ce qu’il a vécu lors d’une «  ischémie du sang dans le cerveau ». Frappé durement, il a dû combattre l’absence, la perte, reconquérir les mots, parole et écriture. Les poèmes qui débutent par « Chambre blanche » montrent le séisme du traumatisme, et ses conséquences : la peur, l’aphasie, la perte, toute « cette obscure et lente violence » contre l’amour et le langage.

Car ce recueil célèbre l’amour et nous le montre plus fort que la mort. La figure de la femme y apparaît aimante, dispensatrice du désir, de la confiance et de la joie qui habitent Loc Meven, lieu d’ancrage pour le poète. Sa présence aide à combler tous les vides, à guérir les mots qui « ne suivent pas », à chasser les « mouches mortes », à repeupler avec « tendresse » et « extrême attention » les gestes quotidiens. La Passerelle sur laquelle se tient le poète est fragile, elle oscille quand le pas et la langue hésitent, mais elle est le « pont entre ». Dans le passage, « ce peu de terre, ce peu de chair, ce tout d’amour » qui nous constituent, nourrissent le poème, reconquis lui aussi sur la mort. Éclaircie provisoire, nous murmure Erwann Rougé, et éternel recommencement. Le lecteur referme le livre le cœur saisi par cette parole pudique et vraie qui, « en lignes tremblantes » et pleines de tendresse, le porte au loin et le ramène, tels la vague et l’oiseau, au sein du monde. Son chant fait entendre la beauté du vivant, toujours menacée.

Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.


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