On le savait depuis longtemps, l’homme est considérable. Sénèque lui-même l’affirmait dans son traité "De la brièveté de la vie". Et l’homme est d’autant plus considérable lorsqu’il s’adonne à la procrastination. « L’ajournement, écrit le dramaturge philosophe, dérobe le présent en promettant l’avenir ». Les vœux du nouvel an offrent souvent l’occasion de procrastiner. La scène est connue. Avec ou sans gui accroché au-dessus de la porte d’entrée, de nombreux serments sont alors énoncés avec toute la gravité inhérente à la situation. Peut-être sont-ils parfois le fruit de l’excitation, du verre de vin de trop ou du mauvais champagne servit par un maître de maison un peu pingre. Le fait est que les premiers surpris de les entendre sont souvent ceux-là mêmes qui les profèrent. Mais la coutume, bonne fille, s’empresse généralement de les oublier. Nul d’ailleurs n’y croit vraiment. Elle a promis d’acheter moins de chaussures au cours de l’année qui commence ? Il a juré de laver dorénavant la vaisselle du petit-déjeuner ? Elle ne le tarabustera plus pour qu’il descende la poubelle ? Il n’invitera ses copains à boire une bière que pour les matchs de la coupe du monde ? Elle passera moins de temps dans la salle de bain et lui au bar-tabac du coin de la rue ? Très bien ! Mais chacun sait que ce ne sont là que des vœux pieux. Dès que les vapeurs délétères se seront évaporées et que la barre qui cogne contre le front tel un Héphaïstos devenu sourd aura disparu, soit le lendemain ou le surlendemain selon chacun et sa propre résistance à l’adversité éthylique, la procrastination s’emparera des dits sujets. Cent bonnes raisons apparaîtront comme par miracle pour repousser la mise en pratique des belles résolutions. Le froid hivernal, la tempête du siècle, l’augmentation du prix de l’essence, la méchante humeur du chef, la mine revêche de l’épouse, les revendications conjugales de la maîtresse, la rage de dents du petit et le col du fémur de la belle-mère. L’homme est considérable jusque dans la production de justificatifs. Toutefois, tant que la procrastination reste réservée à un cadre domestique, la marche du monde ne s’en trouve guère perturbée. Il est même probable que celle des étoiles ne le soit pas non plus. Sauf si l’on porte crédit aux prétentions des professionnels de la prédiction qui prolifèrent tout particulièrement en cette période de l’année dans les magazines féminins. Leurs augures s’étalent généreusement sur plusieurs pages avec force illustrations aux couleurs chatoyantes. Êtes-vous du signe des gémeaux que votre avenir est compromis par un odieux Rastignac qui brigue le même poste que vous. Êtes-vous capricorne que votre tendre époux risque de vous quitter pour la vendeuse des croissants qu’il vous offre chaque dimanche matin. Êtes-vous vierge que vous allez enfin connaître le grand frisson. Le fait que vous pratiquiez depuis vingt ans une retraite solitaire au cœur d’une campagne retirée au fond de tout n’est pas un handicap. On vous trouvera un autre présage. L’homme est considérable jusque dans la fantaisie la plus débridée. Quoi qu’il en soit, la procrastination devient alors la maladie la mieux appropriée pour faire face aux paroles inconsidérées. En ces périodes de vœux envoyés en tous sens, nombre d’hommes politiques en usent sans compter. Leur avenir s’en trouve rarement compromis. Leurs promesses portent les mêmes couleurs que nos projets de fin d’année et leurs réalisations attendent souvent si longtemps que la coutume, bonne fille, s’empresse là aussi de les oublier. Alors pourquoi pas nous ? Le monde poursuivra sa course incohérente sans plus ni moins trébucher que l’année précédente.