Antoine Wauters, Nos mères

Publié le 07 janvier 2014 par Angèle Paoli
Antoine Wauters, Nos mères,
Éditions Verdier, 2014.


Lecture d’Angèle Paoli


Ph., G.AdC

« DIEU BÉNISSE NOS DISPARITIONS »

Mères plurielles, les mères de fiction d’Antoine Wauters sont celles à qui l’enfant de Nos mères s’adresse sans jamais dire « maman ». Dès les premières pages, la lectrice que je suis est surprise par cette pluralité maternelle à laquelle rien, ni dans ses lectures ni dans sa vie, ne l’a préparée. S’agit-il de plusieurs mères différentes, construites sur le même moule, aux réactions identiques ? Interchangeables ? Ou, au contraire, d’une même et unique mère, démultipliée au travers du kaléidoscope de l’imagination de ses nombreux enfants ? Le « nous » enveloppe-t-il plusieurs enfants d’une même fratrie ou bien un seul et unique sujet, confronté aux multiples accoutrements de son être et tenu à l’étroit dans une enveloppe charnelle à laquelle il tente d’échapper ? « Elles nous aiment, c’est évident, simplement elles ne supportent plus grand-chose depuis qu’elles sont seules avec nous » ? confie la voix narrative qui mène le récit dès l’incipit de Nos mères, dernier roman d’Antoine Wauters publié chez Verdier. Il faut un temps de lente et patiente immersion dans le récit, pour s’approprier cette démultiplication de voix et pour faire siennes, dans le déploiement de leur multiplicité, ces pluralités étranges qui résultent cependant du choix délibéré d’un enfant. Et, derrière l’enfant, de celui d’un jeune auteur dont l’écriture, par son originalité même et par son inventivité, ne cesse de surprendre. L’enfant, c’est Jean. Jean aux voix multiples, qui s’invente toute une compagnie de son âge pour tenter de survivre. « Comme si j’étais plusieurs enfants et toi plusieurs mères à la fois, et comme si tout ce que je souhaitais finalement c’était ça : diluer nos souffrances en fragmentant nos vies. » Ainsi s’exprime Jean Charbel dans l’exergue de la première partie du récit, livrant la clé maîtresse de Nos mères. Jean qui se dédouble en Charbel et donne vie, tout au long du premier volet du roman, à « de petites extensions farfelues » qui peuplent son imagination et habitent sa détresse : Moukhtar, Tarek, Pierre, Abdel Salam ; ou encore Tarek, Joseph, Charles, Nizar, Maroun et Abdel Salam. C’est-à-dire Luc. Luc, petite fille triste à qui Jean confie ses chimères. Luc qui annonce la belle et sensuelle Alice de la seconde partie du roman. Alice de Montecucculi, qui combine dans son nom les merveilles des pays du Nord et les bouillonnements ardents du Sud. Alliage salvateur qui conduira Jean vers des hauteurs lumineuses et jusque dans des profondeurs insoupçonnées. Mais le chemin est long avant la rencontre d’Alice. Et il faut s’imprégner, dans ce récit de formation « cruel et tendre à la fois », des aventures de Jean et de celles de sa tribu. Lesquelles se déroulent en lieu clos, dans la grotte appelée aussi « taupinière » ou « cage de Faraday ». Le temps est à la guerre et les journées sont rythmées par les tirs de kalachnikovs ou de M16 : TATATATA/PAN/TATATATA. « Petites gifles bien cadencées » qui donnent son phrasé au roman. Qui ponctuent le récit, martelé par les onomatopées sèches : gifles qui pleuvent, pluies de balles qui déchirent l’espace et, plus tard, dans le second volet du récit, déflagrations provenant d’une carrière, qui exhument, avec les tirs de mines, le souvenir des bombes et d’une vie passée à inventer la grotte et à l’animer de fantasmagories et de cavalcades. « C’est la guerre, le chaos, la guerre et le chaos.
Je m’endors avec des bruits de balles dans la tête et me réveille avec. D’autres fois, c’est le silence que j’entends (des trêves, des cessez-le-feu). Ensuite, ça redémarre et ça n’en finit plus.
TATATATA !
PAN !
TATATATA ! » Le père de l’enfant est mort, « mort dans la boue des poussières d’obus », transformé en « caramel fondu au soleil » ; et les mères de Jean — exclusives, passionnées, autoritaires, douloureuses, poignantes, folles d’amour pour l’homme qu’elles ont perdu et pour le fils qui leur reste — tentent de protéger l’enfant de la guerre, de lui construire un avenir hors du cocon où elles l’enserrent. « Nos mères, excessives, toujours ». « Paradoxales, toujours. » Exclue du monde de Jean, de son théâtre d’ombres et de ses rituels, la mère insiste, tenue à l’écart des mille « cairns » que l’enfant a semés sur son passage, afin de tenir debout et de ne pas sombrer dans la folie. Qu’y a-t-il derrière le rideau, insiste-t-elle, qu’y a-t-il derrière ce « lourd voile de douleur » ? Derrière, il y a le cadavre du père. Mais il y a aussi Luc et Walid, Maroun, Pierre et Mona ; il y a Jean et sa nombreuse compagnie chimérique, « enfants de la ruine et de l’oubli ». Qui tentent de vivre « dangereusement et violemment ». Et s’inventent des mondes, « pour faire diversion ». Pourtant, au plus fort du tumulte et du désarroi, il reste toujours les langues pour chanter pour sourire, « les langues des rifs et des rochers troués de partout pour le rapide passage et le torrent vital et nous sourions ». Avec la mort du grand-père, une fois accompli le rituel funéraire de feu et d’eau inventé par les enfants, prend fin la période libanaise du premier volet — « Parler de tout et de n’importe quoi » —. La vie de Jean bascule. À l'autre bout du monde, quelque part dans un village du Nord de l’Europe où l’attend sa famille d’accueil, s’ouvre un monde nouveau, étranger au monde originel de l’enfance méditerranéenne. Une nouvelle famille surgit, avec ses us et coutumes que Jean s’efforce de comprendre ; tout en renâclant et en se rebiffant. Un monde où s’affrontent les sentiments ambivalents de tendresse et de révolte. Échapper à l’emprise de la nouvelle mère, pétrie de souffrances et de frustrations. Sophie, qui s’abîme jour après jour dans la dépression. Sophie, si généreuse et si fragile, implorante et désespérée, qui pleure son père dans son sommeil. Sophie, dont l’histoire douloureuse s’éclairera dans le troisième volet du récit : « Un souvenir de mon père, avais-tu dit ». Jeune femme sur qui, en attendant, il faut veiller sans cesse :

« Voilà la vérité, le terrible vérité : ces femmes, ou nous veillons sur elles ou bien nous les perdons ! »

Parfois, au plus fort de la nostalgie, le monde ancien reflue, qui charrie avec lui les voix du passé, ses parfums, ses beautés. La beauté renversante de La Forza del Destino, musique dont raffole le grand-père grabataire et mourant. Beauté des cèdres et des gardénias, des « fines venelles » de Gemmayzeh. Et « l’odeur de l’atâyef », « fines crêpes fourrées à la crème avec un sirop de fleur d’oranger ». Et les voix. Celle de madame Guiragossian qui se veut rassurante et annonce, presque enjouée, le départ de Jean, la fin du rêve, « la fin du monde, de notre monde. Pays de biefs, de cascades d’eau chaude et de fines pluies qui ne souillent pas ».

« Tu vois la neige au sommet des montagnes ? Eh bien dans quelques jours, toi, c’est encore plus loin que tu t’en vas. Tu te rends compte ? On t’attend en Europe, Jean ! Fais ta valise, allez, ce pays n’est plus pour les enfants comme toi. La guerre a tout détruit, tout ravagé, tout pétrifié. »

Ou encore la voix lointaine de la mère s’insurgeant contre son fils :

« Non mais bien sûr que Luc n’existe pas ! Ouvre les yeux, Jean, une jeune fille au nom de Luc, tu as déjà vu ça ?  »

Parfois « les mots de nos mères résonnent » sous le crâne. Omniprésente, la guerre envahit l’esprit de Jean et son sentiment de culpabilité se fait violent, alors, de n’être pas avec les autres, étendu dans la poussière. Dans ce contexte de souffrances nouvelles où les vieilles luttes intérieures refont surface, Jean rassemble ses « cairns ». Il décline dans sa langue de feu le chant des nombres :

« Wâhad, tnên, tlête, ‘arbâ, khamse, sette, sab’a, tmêne, tes’a, ‘ashra… ». Se « hisse sur les grands chevaux de l’imaginaire » et se « projette loin, loin, dans les hautes sphères. »

Il s’évade par la rêverie. La poésie devient son soutien ; son arme la plus fidèle :

« Clac, voilà : je murmure pour moi seul toutes sortes de poèmes qui me montent dans le ventre, avec des temps de silence, un souffle et un rythme précis, puis qui me sortent par la bouche comme des pétales de feu :

Nous ne sommes déjà plus nous-mêmes, les mecs. Nous ne sommes déjà plus que le souvenir de nous-mêmes. Verticaux de solitude, voilà ce que nous sommes. »

Lorsque remontent en lui toutes les voix du désastre et que la migraine, soudain, relâche son étreinte, l’écriture prend le relais des chimères anciennes.

« Je m’assieds alors sur mon lit et, des heures entières, pensant à vous, vivant de vous, je vous écris, en me répétant qu’écrire est égal à survivre. »

Avec l’entrée d’Alice dans la vie de Jean, — « Tout ce que j’ai écrit », second volet du récit — une nouvelle chimère se fait jour, engendrée par les inventions de jadis. Celle d’être un écrivain en devenir. Secret contenu dans sa valise de voyage et confié un jour à l’amoureuse :

« Dedans, il y a tout ce que j’écris, c’est-à-dire tout ce que je vis, tout ce que je pense et tout ce que je suis. Tu comprends ? Et je lui montre alors comme même sous la pluie, en pleine tempête, dans le blizzard, je n’arrête pas d’écrire ».

À ceux qui lui reprochent sa facilité à s’évader et à rejoindre les vieux rêves que nul, sinon lui, ne peut atteindre, Jean répond par les convictions qu’il nourrit en le silence :

« Bon Dieu. S’ils savaient seulement que je me prépare à devenir écrivain et à changer la littérature en bombe. PA ! RATATATA ! PAN ! ».

Le roman de Nos mères, qui prend fin avec un nouveau récit de mort, ne dit pas si Jean est devenu écrivain. Il se clôt, après la lecture d’une lettre au chevet du défunt — « Je vous demande pardon. Je n’ai pas pu vous rendre heureux » —, sur le désarroi silencieux de la mère, qui observe le père haï-aimé-haï, « comme on observe les dieux, les dormeurs et les morts. »

Long enchaînement de déchirements endurés d’une guerre à l’autre, de blessures transmises d’une génération à l’autre, le récit de Nos mères cache derrière les voix plurielles des femmes, celles plus atténuées mais présentes de « nos pères ». Les uns et les autres meurtris à mort. Et, au cœur de ce vacarme impénétrable, la tentative d’un enfant, pris en otage dans la verticalité de sa solitude, de lutter avec ses forces et son inventivité contre le destin imposé aux hommes par la guerre.

Admirable roman polyphonique d’amour et de mort, Nos mères est aussi un roman de l’écriture. Construit sur l’entremêlement complexe de réalités différentes — qui ne sont peut-être que mensonges et pures inventions —, il donne à découvrir un style qui joue sur les différences tonales en adaptant ses variations aux voix qui témoignent de cette multiplicité. Mais c’est l’inventivité généreuse d’Antoine Wauters qui sert de liant à cette subtile diversité. C’est elle qui unit entre eux les éléments du puzzle. C’est elle encore qui donne à Nos mères sa surprenante beauté.

« Grâce à Verdi, on sent, d’instinct, dans nos deux corps, que la beauté est un monstre chaud qui nous dévore le ventre et donne envie d’être écrasé. Anéanti. Écrabouillé.
— Écrase-moi, Alice.
— Écrabouille-moi, Jean mon amour, elle répond en retirant mon short tandis que je lui retire le sien…
Grâce à Verdi, Alice, en larmes, rampe sur le sol, le dos cambré et les fesses nues tendues vers moi comme des offrandes, du pain béni. Grâce à Verdi, elle me montre combien c’est chaud, humide déjà, ce creux qu’elle a entre les jambes et qu’elle caresse de haut en bas, du bout de l’index puis de toute la main, paume et revers. […]
Plus tard, quand Teneste la promessa devient insoutenable de beauté, que c’est trop, qu’on n’en peut plus, elle demande que je me glisse en elle, et, en un temps record, sur le mot Traviata pour être précis, nous disparaissons.
Dieu bénisse nos disparitions, les mecs. Et Dieu bénisse Verdi. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



ANTOINE WAUTERS

Source

■ Antoine Wauters
sur Terres de femmes

[De bracelets, de colliers de perles] (extrait de Césarine de nuit)

■ Voir aussi ▼

Cacophonie, le blog d’Antoine Wauters




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