J’avais vu Cloud Atlas au cinéma il y a plus d’un an, en Californie, et j’avais adoré. Je n’avais pas écrit de critique tout de suite, car c’est un film complexe dont il est difficile de parler sans l’avoir vu plusieurs fois, et même aujourd’hui, après l’avoir revu en DVD, je ne suis pas tout à fait sûre de ce que ça va donner. Mais tentons le coup ;)
« Our lives are not our own. From womb to tomb, we are bound to others. Past and present. And by each crime and every kindness, we birth our future. »
« Nos vies ne nous appartiennent pas. Du berceau au tombeau, nous sommes liés les uns aux autres. Dans le passé, comme dans le présent. Et par chacun de nos crimes, et chacune de nos attentions, nous enfantons notre avenir. »
Voilà sans doute la citation la plus importante du film, qui revient à plusieurs reprises comme un mantra. Comment vous expliquer le principe ? Nous suivons six histoires, à six époques différentes, qui s’entremêlent. On a Adam Ewing, un jeune juriste voyageant dans l’Océan Pacifique en 1849 ; Robert Frobisher, un jeune compositeur homosexuel en 1936 ; Luisa Rey, une journaliste sur la piste d’un scandale qu’on fait tout pour étouffer en 1973 ; Timothy Cavendish, un vieil éditeur loufoque en 2012 ; Sonmi-451, une clone créée pour servir d’esclave dans une société du futur en 2144 ; et Zachry, un homme torturé qui vit dans une société tribale 106 hivers après la Chute. On découvre vite que l’histoire de Zachry, bien qu’elle se déroule dans une ambiance préhistorique, est en fait la dernière dans l’ordre chronologique.
Si vous avez entendu quoi que ce soit à propos de ce film, vous savez probablement que l’une de ses particularités consiste à faire jouer de multiples personnages à chaque acteur. Par exemple, Halle Berry joue Luisa Rey en 1973, Meronym 106 hivers après la Chute, mais aussi Jocasta en 1936 et des personnages aux apparitions plus brèves dans les trois autres histoires ; Jim Sturgess joue Adam Ewing en 1849, Hae-Joo Chang en 2144, le beau-frère de Zachry 106 hivers après la Chute, et trois plus petits rôles, etc. Le travail de maquillage est d’ailleurs impressionnant, parvenant à dépasser les frontières homme / femme et blanc / noir / asiatique etc. Cela a d’ailleurs causé une controverse, puisque le casting est essentiellement composé de caucasiens que l’on maquille pour jouer des asiatiques plutôt que le contraire – ce qui est indéniablement dommage mais réveille surtout de vieilles blessures datant de l’époque où le cinéma américain (entre autres) faisait systématiquement jouer à des blancs les rôles (caricaturaux, bien sûr) d’asiatiques et d’indiens. Cela dit, je suis d’avis que Cloud Atlas se détache franchement de cette tendance, et que la simple idée qu’une même âme peut se réincarner dans des personnes de toutes origines, diffusée aussi largement, est un pas dans la bonne direction pour les représentations cinématographiques.
Les différentes histoires nous sont présentées par morceaux plus ou moins longs, de quelques secondes à quelques minutes, qui se mélangent de façon thématique. Mis à part quelques aperçus de la fin de certaines histoires au début, chacune se déroule de façon chronologique. Cela peut être difficile à suivre au début, on s’y perd même carrément, mais pour moi cela fait partie du charme du film. Les liens apparaissent au fur et à mesure – et l’appréciation que l’on a du tout change lorsqu’on regarde le film à nouveau, n’ayant plus autant besoin de se concentrer sur la recherche de ces liens.
Ces liens sont multiples ; les plus évidents sont les références à l’histoire de certains personnages à d’autres époques. Ainsi, la tribu de Zachry vénère Sonmi, dont les Révélations sont leurs saintes écritures ; Sonmi, elle, découvre avec son amie Yoona-939 les aventures portées à l’écran de Timothy Cavendish ; Cavendish lit un roman écrit par Javier, le jeune voisin de Luisa Rey, sur les aventures de cette dernière ; Luisa est captivée par les lettres de Robert Frobisher à son amant Sixmith, au point qu’elle se met à la recherche d’un enregistrement vinyle de l’œuvre du jeune compositeur, baptisée le sextuor Cloud Atlas ; et Frobisher prend connaissance des aventures d’Adam Ewing à travers son journal de voyage. De plus, divers personnages ont une tache de naissance en forme de comète.
Mais ces histoires sont liées par des éléments plus subtils, qui nous sont révélés à travers des phrases qui se répètent ou se répondent, des situations qui s’évoquent entre elles. L’idée de karma me vient à l’esprit concernant certaines intrigues, notamment concernant les personnages joués par Tom Hanks, dont la plupart sont animés par des instincts égoïstes : un médecin cupide en 1849, un gérant d’hôtel prompt au chantage en 1936, puis en 1973 un léger mieux avec un scientifique qui hésitait à dénoncer ses patrons de peur de perdre son boulot, mais finit par le faire pour les beaux yeux de Luisa Rey, puis en 2012 un malfrat qui joue les écrivains puis assassine un critique, et enfin, 106 hivers après la Chute, un homme torturé par des visions qui entretiennent sa paranoïa et sa lâcheté. Si on regarde l’ensemble du film du point de vue de ce personnage, l’histoire devient une lutte contre nos instincts les plus bas, qui ne réussit d’ailleurs que lorsqu’il croise les personnages de Halle Berry (Luisa Rey et Meronym) qui font ressortir le meilleur de lui.
D’un point de vue plus global, les situations qui reviennent sont celles d’oppression, plus particulièrement en 1849 et en 2144, mais on les retrouve sous une forme ou une autre dans toutes les histoires. On voit se répéter le thème d’un ordre naturel selon lequel « The weak are meat and the strong do eat » (dans le film « Le faible est la viande dont le fort se nourrit », mais je préfère cette autre traduction : « Les faibles sont pitances et les forts s’emplissent la panse »), de façon plus ou moins littérale puisque le cannibalisme est évoqué à plusieurs reprises, de façon humoristique en 1849, et plus sérieuse en 2144 et 106 hivers après la Chute. Deux personnages joués par Hugo Weaving affirment d’ailleurs qu’ « il y a un ordre naturel en ce monde », l’un à la moitié du film (en 2144 : « There’s a natural order to this world, fabricant, and the truth is, this order must be protected » – «Il y a un ordre naturel en ce monde, factaire, et cet ordre doit être protégé, c’est la seule vérité qui compte ») dans une scène où les oppresseurs semblent avoir le dessus ; mais lorsqu’il la répète à la fin du film en 1849, dans un contexte à la fois différent et très similaire…
« There is a natural order to this world, and those who try to upend it do not fare well. This movement will never survive; if you join them, you and your entire family will be shunned. At best, you will exist a pariah to be spat at and beaten. At worst, to be lynched or crucified. And for what? For what? No matter what you do it will never amount to anything more than a single drop in a limitless ocean.
… on lui répond :
- What is an ocean but a multitude of drops? »
« Il y a un ordre naturel en ce monde, et ceux qui s’emploient à le bouleverser s’attirent de grands malheurs. Ce mouvement va s’effondrer de lui-même. Si vous y participez, vous et toute votre famille serez reniés. Au mieux, vous survivrez en paria sous les crachats et les coups. Au pire, vous finirez lynché ou crucifié. Et tout cela pourquoi ? Pourquoi ? Quels que soient vos efforts, ils ne représenteront guère plus qu’une seule goutte de pluie au milieu d’un océan.
- Mais qu’est-ce qu’un océan, sinon une multitude de gouttes de pluie ? »
Et voilà un autre thème récurrent, étroitement lié à celui de l’oppression : tout acte, même dérisoire, peut contribuer à changer le monde. Les actes de gentillesse évoqués par Sonmi traversent les âges, de l’amitié entre Ewing et Autua, un esclave en cavale, à la solidarité des « co-détenus » de Cavendish, en passant par la relation de Hae-Joo et Sonmi, de Zachry et Meronym. Et ces actes demandent souvent tout autant de courage que les actes les plus héroïques et grandioses, comme le sacrifice de Sonmi ou encore la décision finale d’Adam Ewing.
Ainsi, Luisa Rey explique que : « You have to do what you can’t not do. »
« Ce qu’il faut faire, c’est ce que vous ne pouvez pas ne pas faire. »
Et Isaac s’étonne : « Yesterday, I believed I would never have done what I did today » avant d’ajouter, faisant penser à Sonmi : « These forces that often remake time and space, that can shape and alter who we imagine ourselves to be, begin long before we are born and continue after we perish. »
« Hier encore, je me serais cru incapable de faire ce que j’ai fait aujourd’hui. Ces forces qui souvent redessinent l’espace et le temps, qui façonnent et altèrent tout ce que nous croyons être, commencent bien avant notre naissance et perdurent longtemps après notre mort. »
L’idée de sacrifice est centrale, mais le nombre d’histoires différentes permet de lui donner des dénouements variés, la fin heureuse de certaines intrigues compensant en quelque sorte la tragédie des autres, ce qui fait peut-être finalement de Cloud Atlas l’un des films les plus réalistes que j’aie vus, car c’est ça, la vie, une infinité de destinées individuelles. Ainsi, parmi les six couples principaux (Adam et Tilda, Frobisher et Sixmith, Luisa et Isaac, Cavendish et Ursula, Sonmi et Hae-Joo, Zachry et Meronym), la moitié connaît une fin heureuse, ce qui apporte une sorte d’équilibre : l’amour change le monde par le biais de sacrifices grandioses… et par la force tranquille des gestes du quotidien. Ce que j’apprécie particulièrement, étant donné mon aversion pour les fins tragiques à tout prix. Cavendish dément ainsi la fatalité des poètes maudits :
« Outside, fat snow flakes are falling on slate roofs and granite walls. Like Solzhenitsyn, labouring in Vermont, I shall beaver away in exile. Unlike Solzhenitsyn, I shan't be alone. »
« Dehors, la neige s’abat à gros flocons sur des toits d’ardoise et des murs de granite. Tel un Soljenitsyne besognant dans le Vermont, je confectionnerai mon ouvrage en exil. Mais à la différence de Soljenitsyne, je ne serai pas seul. »
Un dernier point a retenu l’intérêt de la traductrice en moi : l’aspect linguistique. Le film intègre en effet l’évolution logique du langage au fil du temps. En 2144, il est même présenté comme un moyen d’oppression utilisé par le gouvernement d’Unanimité, ce qui est très réaliste puisqu’il a de fait historiquement servi de force d’unification (de nombreux États ont ainsi œuvré à la répression des langues régionales, notamment en France). Il est de plus intéressant de constater que le langage majoritaire est le « consommateur », ce qui en dit long sur la société en question. Je me suis laissé dire que la version roman de Cloud Atlas marque plus la différence de ce langage futuriste, qui ne se remarque dans le film qu’à quelques occasions.
« May I say you speak Consumer surprisingly well.
- (in Korean) It is unfortunate that most of Unanimity can only speak one language.
- As an officer of Unanimity I am, of course, restricted from using Subspeak. »
« Si vous me permettez, vous parlez étonnamment bien le consommateur.
- (en coréen) Il est regrettable que la majorité d’Unanimité ne parle qu’une seule langue.
- En tant qu’officier d’Unanimité, il m’est interdit de communiquer en sous-parlance. »
106 hivers après la Chute, la tribu de Zachry a un langage dérivé du nôtre mais qui a subi d’importantes modifications. On constate notamment la généralisation des contractions déjà utilisées dans le langage informel, et leur multiplication, ainsi que l’évolution de certains sons (« the Old Ones » deviennent « the Old Uns », « tout » devient « tœt »), le tout complété par des expressions très imagées, des onomatopées, et des références culturelles (par exemple to judas = trahir). Les Prescients, le peuple de Meronym, semblent utiliser une langue plus proche de celle que nous parlons actuellement, mais lors de ses interactions avec les membres la tribu, Meronym s’adapte à leur parler. Si cela vous intéresse, je vous conseille cet article (en anglais).
« You really ain’t feary ‘bout meetin’ Old Georgie on the summit ?
- More scaresome ‘bout the weather than any devil.
- You cog he’s real ? Who tripped the Fall, if not Old Georgie ?
- True-true ? The Old Uns.
- That’s jus’ a rope o’ smoke. Old Uns got the Smart. They mastered sick and seeds… Mak’d miracles ‘n fly ‘cross the sky.
- True. All true. But they got somethin’ else. A hunger’n their hearts, a hunger that’s stronger’n all their Smart.
- Hunger ? For what ?
- Hunger for more. »
« Toi t’as pas peur d’tomber sur l’vieux Georgie en haut du Mauna Sol ?
- Moins peur du diable que du mauvais temps qu’il va faire là-haut.
- T’crois pas qu’y existe ? C’est qui qu’a poussé la Chute, si c’est pas vieux Georgie ?
- Tout vrai tout juste ? S’tous les Anciens.
- Ça c’est d’la fumée. Les Anciens, z’avaient la Savance. Pour les maladies, les graines, tœt’, à pousser des miracles, à voler d’dans l’ciel.
- Juste. Tœt’ juste, mais z’avaient pas qu’ça. Z’avaient la soif dedans l’cœur. Une soif plus forte que tot’ leur Savance.
- Une soif ? Œd’quoi ?
- De toujours plus. »