Joseph a quitté tôt ce matin le havre de paix de notre amie Marthe Dumas, au Mas du Goth. Juste pour prendre l’air, me dit-il. En passant "par hasard" devant chez moi, il a vu de la lumière et il a frappé à la porte de la cuisine, comme un habitué qu’il est. La pendule annonce 8heures et mon chat César le lorgne d’un mauvais œil. Il a horreur d’être réveillé en sursaut. Pendant que je prépare le café, Joseph déploie des trésors d’imagination que je ne lui soupçonnais pas pour tenter d’expliquer sa présence sans l’expliquer vraiment tout en l’expliquant malgré tout. Je le laisse benoîtement se "prendre les pieds dans le tapis". Il lui faut toujours tourner cent fois autour de son sujet avant de se décider. Il faudra rien moins que l’allegro molto vivace de la symphonie Pathétique en si mineur de Tchaïkovski interprété par le London Symphony Orchestra dirigé par Pierre Monteux pour qu’il raconte. « Hier soir, j’ai été pris à partie par un petit groupe de jeunes en sortant du supermarché. Ils m’ont "traité de Rom, d’Arabe et de je ne sais quoi. À cause de ma peau plutôt brunie par le soleil, sans doute. Je n’ai rien dit, bien sûr. J’ai simplement essayé de me faufiler ». Cela arrive parfois, tu sais. Ils sont désœuvrés et ne cherchent qu’à distraire le temps. Ils font pareil avec les vieux aussi !« Oui, mais là, avec mon nez tout tordu suite à mon accident, ils ont voulu m’attraper en disant que j’étais un juif. » Il lui faut quelques instants de silence pour se remettre d’un aussi long discours et il conclut : « Je n’aime pas ça ! » Personne ne peut aimer cela. Personne ne peut aimer cet étalage de la bêtise la plus crasse. On a l’impression d’en être soi-même souillé alors qu’on n’en est que la victime. Peut-être avaient-ils un peu forcé sur la bière de Noël ! Ils ne trouvent pas de travail, ils n’ont pas de métier, pas de formation. On ne leur a peut-être même jamais dit que c’est idiot de croire que…. Et ils cherchent des responsables. « Mais pourquoi les Roms, les Arabes ou les Juifs ? » Parce qu’ils sont différents. Parce qu’ils viennent d’ailleurs. « J’avais des copains partout, avant ! Ils n’étaient pas aussi… ! » Joseph a longtemps fait le chemineau, ces clochards de la campagne, comme on disait autrefois. Je ne lui ai jamais demandé pourquoi et il ne me l’a jamais dit. Qui ou quoi fuyait-il s’il fuyait ? Qui ou quoi voulait-il oublier ? Peut-être, après tout, voulait-il tout simplement vivre libre et sans contrainte ? Il m’importe peu. Ainsi que disait René de Obaldia dans sa pièce "Le vent dans les branches de sassafras" : l’important n’est pas de savoir d’où il vient mais de savoir où il va. Il faut faire couler un second café pour qu’il accepte l’idée que j’essaie de glisser dans sa tête. Il a le ton rogneux, ce matin. Il serait capable d’aller retrouver deux ou trois anciens compères pour tenter mettre la main sur ces "jeunes", comme il dit. « En fait, conclut-il tandis que César, enfin amadoué, s’installe sur ses genoux, ce sont surtout de pauvres gars. J’en veux surtout à ceux qui les excitent. Ils en ont montré à la télévision. Là, ce n’est pas beau du tout. Pas beau du tout ! » Joseph ne connais pas les grandes phrases. Il doit même avoir l’âme bien bousculée pour émettre autant de mots en si peu de temps, lui qui est plutôt taiseux. « Tu sais, ajoutai-je alors que le London Symphony Orchestra de Londres se lance dans l’andante final, mais dirigé, cette fois, par Igor Markevitch, les soucis qui agitent une année ne s’arrêtent pas par miracle au moment des vœux. Ils continuent l’année qui suit. Alors, agis de même avec ton courage de l’an passé ! » Le courage suffira-t-il à aider le monde à tourner un peu moins mal ? Peut-être. Ou peut-être pas. Mais on peut essayer.