La Dame d’Onze Heures, 2011.
Avec des encres d’Isabelle Raviolo.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Image, G.AdC
le baume, la fleur, quand nous désespérions
un vocable espérait pour nous.
À quelle vocation naître ? Le balbutiement enchante-t-il la naissance ? À ce qui commence pour devenir, nous acceptons de nous soumettre. Esquisse. Parmi d’infinis possibles, lire le trait d’encre : écriture ou dessin.
Deux noms apparemment dissemblables apparaissent sur le seuil de Vocation de l’esquisse : « Horizon, fontanelles », ouverture et clôture en même syntagme. Les sons des deux noms ne se rejoignent pas, ils offrent la perspective simultanée d’un départ et d’une consolidation. L’ordre spatial propose l’ouverture puis l’arrêt, pause en rive enfantine, ouverture sur l’infini requis (le poème).
Ces deux termes dorénavant associés signifient la vie, le corps : incarnation pleine de qui écoute. Ce « tu », requis par Pierre Dhainaut au seuil du livre, marque le commencement, une adresse à soi murmurée et distincte pour que l’élan et le poème se répondent. Ils retiennent l’écho d’un corps, le texte, parcouru par le souffle. « [I]nitiales » prononcées, esquisse pleine (« n’en dis pas davantage »), elles ne demandent qu’un geste de vie pour être inventées. Parole à suivre : le mouvement d’une vague, le vol d’un oiseau, chaque signe amorce.
Pierre Dhainaut, poète du bord de mer, est voisin d’un finistère du nord – où la « fin » s’entend comme frontière, l’origine latine du mot en témoigne. Rien ne se termine, seul un seuil doit être franchi, une limite que l’on dépasse ou projette de dépasser.
Tout au bout de la Mer du Nord, il arrive que la ligne d’horizon s’efface, ciel et mer ne se distinguent plus dans leur gris : infini1.
Pour Pierre Dhainaut le rythme fonde la parole poétique, rythme marin, flux et reflux, sac et ressac2. Son acquiescement au monde vit dans le mouvement de ce qui va et bat.
Les formes sont variées dans Vocation de l’esquisse, on sent cependant que les formes fixes aimantent le poète. Il les traverse, les dépasse.
Deux sonnets aux vers non réguliers pour Viatique pour l’hiver. Des sonnets constitués de quatre tercets pour les quatre poèmes de Genèse des fleurs. Nul enfermement, la forme s’ouvre, elle devient. Le second sonnet de Avec « joie » nous dirions « ressac » se prolonge d’un vers. La forme fixe peut s’imposer, mais rien ne la fige. Elle vit. Le vers, pair ou impair, s’allonge, se raccourcit au gré du vent, du chant.
Ainsi, Double vue d’ailes nous offre deux poèmes écrits en pentasyllabes, deux fois neuf distiques. Aube née d’une voile se compose de seize distiques de pentasyllabes. Instant de sel est formé de trois poèmes, chacun contenant neuf distiques de pentasyllabes. Ces pentasyllabes en distiques chantent à la manière de décasyllabes césurés et la claudication du vers impair se résout dans le balancement du distique. Ces nombres recèlent aussi une portée symbolique. Le cinq n’est-il pas le chiffre du pentagramme dans lequel peut s’inscrire la figure humaine ?3
Dans Un jour comme une année d’oiseaux, douze quatrains, proches du haïku, s’attachent à des lieux précisément nommés. Autour de vingt syllabes le plus souvent – et non dix-sept comme dans le haïku habituel –, l’esquisse. L’instant vécu vibre et chante les mots du lieu :
« Corneilles, saxifrages,
dans la nef en ruines
l’air est chez lui,
l’air toujours jeune.
(Abbaye de Jumièges) »
Dans Dédicaces, traces libres, douze poèmes de cinq vers de deux ou trois syllabes dédient le livre « [a]ux battements/ de cils », « aux cailloux / que l’on ramasse » ou aux « aux trembles du chemin »... Un nouveau calendrier s’égrène : le premier texte évoque la « gelée », le troisième « mars », et le neuvième l’« automne »… Ce calendrier poétique qui ne peut finir (c'est-à-dire commencer) se fonde sur « l’envol » : essor des mots du poème.
Au commencement donc, l’ode fragile. L’initiale ou le début du vers, une respiration à peine perceptible – celle d’un oiseau avant le battement des ailes ? Car l’air libère ce qui va naître, ce qu’il faut entendre de l’esquisse déposée comme trace féconde pour que la fin soit le début, que ne cesse la spirale du soulèvement, « sans rives », où le lieu ne se clôt pas même par une approche de terre qui interromprait la vague.
La vocation se lit destin (fragile), celui de la parole, « neige » pour faire entendre les hivers du passé, enfance recommencée, ressuscitée, « sans limites, le présent » :
« la neige, l’orée, l’avril sont synonymes
étonnement, reconnaissance,
nos yeux seront les yeux de nos enfants ».
Le poète nous invite à un apprentissage ; les mots prononcés (entre guillemets dans le livre) révèlent ce qu’ils énoncent : neige, frêne, orme, pierre… Autant de sons que la perception délivre, les dire signifie les accueillir pour que d’autres les entendent. Mots et rythme4. Ce qui est, ce qui va :
À ce qui nous devance, dit le poème… : le titre de la première partie du livre l’énonce.
« Vocation », appel de l’« esquisse ».Vocable, voix du poète, des hommes ; « en passer par le chœur », écrit Pierre Dhainaut dans La parole qui vient en nos paroles. Celui ouvert de l’église abbatiale de Jumièges, seul debout, il joint la terre et le ciel, et aussi le chœur vocal, chant pluriel.
Les mots sont à tous. Il faut les dire, les chanter en prenant garde de ne jamais rompre leur lien au monde5.
« [V]ulnéraire » : contre la plaie, le baume. La blessure appelle une guérison, comme l’arbre, en remontant le cours de l’aubier, mène à la naissance. Qu’un envol signifie l’élan, le poème porte cette promesse, il ne l’enferme pas. Esquisse d’un rituel, faire naître, comme le sorbier nommé lui aussi éloigne les prédateurs, il faut, pour cela, agiter le bâton, la nuit, pour écarter le risque. Alors on peut faire entrer dans le poème une procession d’arbres (hêtre, orme…), d’oiseaux (merle, hirondelle, mouette) ou de plantes (chardon bleu, passe-rose…). Les mots définitifs, « enfin », ainsi dénoués, intègrent la ronde d’enfance pour illustrer la vocation du commencement.
L’appel de certaines lettres féconde le poème, le « o » revient en écho dans les pluriels généreux et offerts :
“« Corolles », « oranges », « orbites »…
un de ces mots choisis par le hasard,
au pluriel sur la feuille
où tu l’auras recopié avec soin
tu ne poseras pas même un caillou,
et surtout, en quittant la chambre,
tu laisseras la fenêtre béante.”
Comment le hasard opère-t-il son choix ? Les mots se répondent : « or » présent dans les trois vocables et la rondeur de notre globe terraqué (on pense à Guillevic). Pas de caillou posé par Pierre sur la feuille devant la fenêtre ouverte. Le mot recopié pourra s’envoler vers la mer du Nord.
L’écho désigne une béance : celle du visage des morts couvert par un linceul ne dit rien du mystère qu’ils recèlent, c’est encore le poème qui l’ouvre et le révèle. Parole jamais refermée, le lecteur anime les syllabes du texte comme une offrande ne cesse, « fenêtre béante ».
La seconde partie du recueil associe la « permanence » et la « surprise », comme deux faces indissociables et possibles. L’une offre l’éternelle forme, l’autre, l’éveil, invite à bousculer l’apparent enchaînement nécessaire. Or la nuit se manifeste par un fracas semblable à celui des mots qui résistent, « un chaos », le poème s’énonce difficilement alors que les « marques » étouffent sa profération. Figures du bris, ces carreaux « sous l’orage » ou la « turbulence des feuilles ». Le texte qui s’écrit rejoint la nuit sans forme ou sa stérilité car la respiration appartient au jour. Le vers plus court, dans cette partie du livre, se soumet au mouvement des ailes, celui d’un battement constant qui n’est plus l’envol mais la lutte, les « heurts », « ciseaux » et « becs » réunis dans une cacophonie momentanée avant l’aube.
Or le jour, la blancheur, augurent les signes, ceux que les enfants liront dans un désordre joyeux avant que le mot concentre l’acquiescement de la lumière et qu’à travers lui un visage vivant retrouve les fleurs, même si la pierre érodée du cimetière de Varengeville n’a pas retenu les noms des disparus :
« les grappes du lilas, les narcisses, puis les roses… »
Ce qui adviendra, l’hiver le prépare, « orée » joignant « la neige » et « avril ». Sésame :
« La neige doit fondre, la neige féconde ».
Pour lire le commencement, la main recueille « les présages » de couleurs liant « l’or » où se prolonge « l’orée » des « mots de l’origine », ceux d’une mère accomplissant auprès des fleurs les soins qui les enchantent :
« iris, abeilles, orchidées, avocettes, roses trémières… »
Au milieu des fleurs, « sur la craie friable », l’oiseau des lagunes porte les vagues et leur rythme est désormais celui du poème :
« l’odeur des algues, les oyats, les nuages »,
vers ultime d’un sonnet qui compte quinze vers où l’on entend l’invitation « Oyez ». Parole de dune, « oyats » fixant le sable pour que d’autres panicules foisonnent et se confondent aux dunes – seul le vent les distingue.
Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
NOTE : Signalons également la parution récente de : Pierre Dhainaut, La parole qui vient en nos paroles, autobiographie critique, illustrations de Marie Alloy – Éditions L’herbe qui tremble, 2013 ; livre qui permet de mieux connaître et comprendre l’œuvre de Pierre Dhainaut à travers deux entretiens (avec Patricia Castex Menier et Arnaud Beaujeu), puis une série d’études sur les poètes de sa vie, de Victor Hugo à Jean Malrieu, en passant par André Breton et Jean-Claude Renard. Pierre Dhainaut raconte ses rencontres et son chemin, ses erreurs (l’occultation du monde, la rupture du lien entre les mots et ce qu’ils désignent), ses avancées. Découverte de sa voie et de sa voix si reconnaissable, la même en vers et en prose.
Nous parcourons ainsi le chemin de Pierre Dhainaut, mais aussi l’histoire de cinquante ans de poésie française à travers de nombreuses rencontres de textes et d’écrivains.
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1. « Aucun mur ne sépare les morts et les vivants : ce monde est le seul, mais peut-il se limiter à ce que nous nommons le visible ? » (La parole…, p. 44)
2. « Les mots que j’affectionnais, qui sont restés les miens, que je n’ai pas à récuser, tous venaient de la mer : venaient d’elle aussi les alternances de vide et de plein dans les cadences et les images que je souhaitais semblables à des apparitions. » (La parole…, p. 23)
3. « Chaque été, sur les routes des vacances, nous allions visiter la plupart des églises romanes que mentionnaient nos guides et d’autres, moins célèbres […]. J’admirais tout édifice dès lors que malgré ses dimensions modestes, ou à cause d’elles, il nous reçoit pleinement en chacune de ses parties, il nous conduit infailliblement vers son chœur. Élan, rigueur indissociables, un chiffre a souvent présidé à sa construction, deux fois sept colonnes pour la nef, par exemple, ou sept fenêtres derrière l’autel […]. Dans presque tous mes livres je suis intervenu plus ou moins franchement, soit en mettant au point des formes fixes, soit en composant l’ensemble selon des calculs précis. » (La parole…, p. 29)
4. « Ma préoccupation principale – je pourrais dire unique –, le rythme, le rythme qui permet à la langue et à la voix de chacun de faire alliance, de respirer en commun, le rythme qui est vision, connaissance, pensée sensible. » (La parole…, p. 61)
5. « Serais-je attiré par l’épaule ou la pierre si ces noms ne m’attiraient pas ? Réciproquement : je n’apprécie ces noms que dans la mesure où je n’imagine pas de gestes créant un accord plus harmonieux que celui de tenir dans la paume le bord arrondi d’une épaule nue ou d’une pierre polie par le torrent. » (La parole…, p. 59)
PIERRE DHAINAUT
■ Pierre Dhainaut
sur Terres de femmes ▼
→ [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
→ Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
→ [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
→ [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
→ [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
→ Passerelles
→ Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
→ Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Arfuyen) une page consacrée à Pierre Dhainaut
■ Autres notes de lecture (15) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes ▼
→ Edith Azam, Décembre m’a ciguë
→ Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
→ Fabrice Caravaca, La Falaise
→ Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
→ Armand Dupuy, Mieux taire
→ Bruno Fern, reverbs phrases simples
→ Aurélie Foglia, Gens de peine
→ Raphaële George, Double intérieur
→ Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
→ Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
→ Dominique Maurizi, Fly
→ Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
→ Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
→ Hervé Planquois, Ô futur
→ Pauline Von Aesch, Nu compris
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