Certains disent que nous sommes des cigognes, d'autres que nous sommes les sages-femme de l'adoption. Œuvrer pour l'adoption, c'est aider deux entités, d'un côté une famille, de l'autre côté un ou plusieurs enfants, à se lier pour construire un futur commun. J'aime bien définir nos rôles comme celui des traits d'union qu'on peut trouver dans la langue française, assemblant deux mots souvent bien différents, aux origines peut être différentes, à ne former plus qu'un seul ensemble.
Récemment, le hasard ou sans doute le destin (comme diraient mes racines indiennes) m'ont amené à devenir ce trait d'union une fois de plus entre deux êtres que tout séparait, hormis la génétique : R., une femme de ma famille éloignée, déjà mamie, habitant en Allemagne, voulait faire la paix avec son passé, et revoir ce père biologique qu'elle n'avait jamais connu et qui vivait en France. Elle ne savait pas s'il était encore vivant et disposé à la revoir... Face au premier barrage, celui de la langue, je fus choisie comme interprète et médiatrice pour ces retrouvailles. Au fur et à mesure des traductions des lettres, ce fut pour moi une grande émotion, que de découvrir l'intimité de cette femme, le vécu de son enfance avec mère mais sans père, sa souffrance, le manque toujours présent, les conséquences sur son caractère, ses choix de vie. Ce rôle de traductrice par le choix des mots et la rédaction des phrases, m'a permis d'approcher bien plus près son vécu que n'importe quelle simple conversation ou lecture passive.
Puis il y eut ce jour où lors de notre passage en Allemagne, nous devions passer le fameux coup de fil pour tenter de renouer les liens cette fois ci par la parole en "live" au téléphone. R. avait beau avoir passé la soixantaine et être une mamie et une mère comblée, elle était assise à côté de moi pliée en deux par les angoisses et le stress... Les autres adultes de la famille étaient à côté d'elle et nous partagions tous ses fortes émotions. Les enfants jouaient doucement plus loin, comprenant à demi-mot l'intensité de la situation.
C'est les mains tremblantes et la voix chevrotante que je composai le numéro de cet homme qui était un parfait inconnu pour moi. Quelle émotion nous avons vécu lors de ce coup de fil ! L'homme bienveillant était disposée à revoir sa fille biologique, et R. à côté de moi en pleurait de joie ! Après avoir raccroché, je me souviens de son bonheur, de sa vague de mercis, de la bouteille débouchée pour trinquer à ce succès, des étoiles qui brillaient dans ses yeux, de son énorme sourire ! Ce fut un grand moment d'émotions, la lourdeur de la responsabilité était intense, mais quelle profonde satisfaction d'avoir pu jouer autrement que dans l'adoption ce petit rôle de trait d'union !
Cela a été aussi l'occasion avec les enfants de discuter de tout cela, comprendre la souffrance de certains enfants qui n'ont jamais connu leur père ou leur mère, faire des rapprochements avec les souffrances liées à l'adoption, le veuvage... Tant d'enfants, d'adultes, de mamies et de papis souffrent encore avec leur "Papaououtai ?" (ou Mamanoutai !) comme dirait Stromae. Rares sont ceux qui retrouvent la personne désirée. Cette chanson de Stromae, parlons-en, a tout de suite trouvé écho dans l'oreille des enfants, et ils ont vite voulu comprendre de quoi ça parlait ! Alors oui, R. est une Stromae, tentons de comprendre leurs vécus.
Souvent, je pense à ces vies, celle de ce père biologique, celle de cette petite fille sans Papa, devenue femme, puis mère, puis mamie. Mais toujours sans papa. R. a décidé de le recontacter son père lorsqu'elle a vu débarquer dans sa famille, suite au mariage de son fils, notre famille française. Sinon, elle n'aurait sans doute pas osé le faire,à cause de la barrière la langue qui aurait trop compliqué les choses. Aussi, son fils venait d'être Papa, et la venue de son premier petit-enfant l'a également poussé à rompre le silence. Et moi j'aime bien dire que c'était le destin, qu'une des raisons de l'union de nos deux familles est qu'elle puisse enfin trouver la paix avec son passé tourmenté. Sachant que l'union se faisait via une de mes cousines d'origine indienne mais vivant en Allemagne, ce n'était pas gagné d'avance, le rapprochement franco germanique !
Peu de temps avant les fêtes de Noël, j'ai reçu un appel d'un inconnu sur mon portable. Ce monsieur avait retrouvé un peu par hasard mon téléphone dans les papiers de son père. Il m'appelait pour annoncer le décès de son père, qui était aussi le père biologique de Rosy, et il souhaitait que je lui transmettre la triste nouvelle. Quel choc. Mais quel courage aussi de m'appeler et d'en informer celle qui avait été le sujet tabou qui a hanté toute son enfance. Il l'a fait au nom de son père dit-il, car il savait qu'il l'aurait voulu. Il m'a aussi confié son côté de l'histoire, comment sa propre famille a vécu avec cette situation, et j'ai une fois de plus refait le trait d'union dans les deux sens entre les deux parties.
La page de cette histoire est maintenant bientôt tournée, sans doute trop vite, mais au moins ils ont pu se revoir de façon heureuse avant sa mort. Ainsi va la vie...
Et souvent, pour accompagne ces pensées ou les autres lors de mes trajets routiers, je pique le CD de ma fille et j'écoute à fond et en boucle la racine carré de Stromae que je kif graaaaaaaavvvv..... Papoutai, je retrouve tant des ces lettres traduites dans ce que dégage cette chanson.