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L'Anneau du Nibelung : Une analyse politique ? - 1 -

Publié le 13 janvier 2014 par Porky

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A présent que les quatre journées composant l’Anneau ont été présentées, arrêtons-nous un moment sur la possible signification politique de cette œuvre. J’écris « possible » parce qu’effectivement, si la dimension politique ne peut être écartée, elle n’en évacue pas pour autant les autres interprétations, notamment morales, religieuses et philosophiques. Ce sujet a été très rapidement évoqué dans le deuxième billet consacré à l’Anneau et il me semble important d’approfondir un peu l’analyse.

Il n’est pas aberrant de trouver ce sens politique dans la Tétralogie : qu’on se souvienne que Wagner, dans sa jeunesse, loin d’être indifférent aux soubresauts politiques de son époque, a au contraire exprimé des opinions, pris des positions, notamment lors des événements révolutionnaires de Dresde en 1849, qui lui ont valu un certain nombre d’années d’exil. Eric Eugène, dans l’Avant-scène Opéra n°13/14 consacré au Crépuscule des Dieux fait toute une analyse basée sur les concepts de puissance et de révolte. D’après lui, le monde originel était marqué par un équilibre parfait, rompu à cause de la volonté de puissance de deux personnages : Wotan et Alberich. Le dieu a goûté aux délices de l’amour et entend à présent goûter à ceux du pouvoir ; quant au nain Alberich, il a renoncé à l’amour pour avoir l’or du Rhin et ainsi se forger un anneau qui lui assurera la domination absolue. Wotan a cassé une branche du frêne du monde pour en faire sa lance sur laquelle il a gravé les runes, assurant ainsi ce qu’il pense être une domination éternelle. Il veut également, en bâtissant le Walhalla, se mettre à l’abri de l’évolution et de la mort. La différence avec Alberich, c’est que Wotan n’a pas renoncé à l’amour.

Un troisième personnage symbolise également ce désir de puissance, mais en mode mineur : il s’agit du géant Fafner qui, transformé en dragon et veillant sur son trésor, ne fait rien de cet or car pour lui, la possession est le seul symbole de la vie.

Ces trois personnages vont donc chacun représenter une classe sociale : Fafner, les anciennes classes, dépassées par l’évolution des sociétés et qui essaie désespérément de préserver une ancienne splendeur. Cette force est sans grand pouvoir et Siegfried la balaiera d’un coup de glaive.

Il n’en est pas de même pour les deux autres personnages. Alberich figure les classes montantes du capitalisme qui n’ont qu’un objectif : accroître leur puissance par une production et un amassement indéfini de biens et d’argent. « Ce capitalisme a plié à sa loi les « techniciens » (représentés par Mime), autrefois attachés à des tâches plus désintéressées. »  (1) Mime, cependant, cherchera bientôt à travailler pour son propre compte, comme on le voit déjà un peu dans L’Or du Rhin et surtout dans Siegfried. Ces fameux « techniciens » sont eux aussi à la recherche de la puissance.

Wotan, lui, représente quelque chose de beaucoup plus important. Il est la personnification de « l’esprit moderne », c’est-à-dire de l’esprit qui se veut libre, maître et possesseur de la nature. « Il est le représentant de l’immense courant de pensée, qui émerge en Occident dès la Renaissance italienne, lorsque, émerveillé, par ses progrès et ses découvertes, l’esprit humaniste s’est désamarré des traditions, des observances et des dogmes chrétiens. La Réforme au 16ème siècle, la philosophie des Lumières au 18ème, le socialisme au 19ème participent, à leur façon, à ce courant de pensée prodigieux. » (1) L’idée directrice de ce courant est le bonheur et l’affranchissement, c’est-à-dire que l’humanité devient son propre dieu. La simple quête de richesse et d’accumulation de biens matériels symbolisée par Alberich se trouve donc largement dépassée : cette quête englobe tous les aspects de la recherche humaine. Wotan est le prototype de ce nouvel homme, torturé et déchiré entre des aspirations contradictoires, car pour Wagner, ce n’est pas dans sa puissance créatrice que l’homme trouvera le bonheur.

Si Wagner, à un moment donné de sa vie, a adhéré à l’idéologie socialiste, l’Anneau n’est cependant pas une œuvre d’inspiration socialiste dans la mesure où le socialisme fait partie de ce que Wotan représente. « Socialisme et libéralisme coopèrent à la même vision globale de l’humanité. S’ils s’opposent, c’est sur le plan des moyens et des méthodes, et non sur celui de l’inspiration et de la finalité. » (1)

Mais Wagner est aussi une sorte de visionnaire : il pressent que la civilisation moderne va forger elle-même les armes de sa propre destruction. Wotan est pris dans le filet de ses actes, enserré dans le réseau de ses contradictions : il finira par comprendre la nécessité de la mort libératrice, de l’autodestruction.

Dans la Tétralogie, les facteurs de cette destruction sont au nombre de deux. Le premier, celui dont le nom vient tout de suite à l’esprit, c’est Loge, le dieu du feu, et cela pour plusieurs raisons :

- Dans l’Or du Rhin, on apprend que c’est lui qui a conseillé à Wotan de pactiser avec les géants pour la construction du Walhalla et de leur donner Freia en échange de ce travail, affirmant à Wotan qu’il sera bien temps, après, de revenir sur ce pacte.

- C’est lui qui, une fois le Walhalla achevé, aide Wotan à trahir son serment et lui donne le moyen de ne pas tenir son engagement.

- A la fin de ce même Or du Rhin, c’est lui qui, insidieusement, commence à se séparer du reste des Dieux.

- Enfin, au terme du Crépuscule des dieux, c’est Loge qui va incendier le Walhalla et provoquer l’écroulement de l’ancien monde.

Il peut, dans ses actions, être aussi bien un ennemi qu’un adjuvant. Tout au long de L’Or du Rhin, il donne l’impression de s’amuser : tout, pour lui, semble une farce, un jeu. Il n’a aucun but réel, sinon d’être le plus rusé. Pour Eric Eugène, dans une perspective politique, il représente certains intellectuels « qui trouvent plaisant de contester les principes qui, pourtant, assurent leur suprématie sociale. Pour Wagner, les jeux de l’intellect, parce qu’ils sont purement abstraits et coupés du réel, conduisent immanquablement à cette action corrosive et contradictoire. » (1)

Mais c’est évidemment Wotan lui-même qui est son pire ennemi et qui est le germe de destruction le plus agissant. Lié par ses propres lois, il ne peut rien faire lui-même ; il cherche donc celui qui pourrait accomplir l’acte libérateur. Il met d’abord tout son espoir en Siegmund, son fils, qu’il a élevé dans le mépris des lois et pour qui il a forgé le glaive Nothung, l’arme redoutable grâce à laquelle Siegmund doit mettre fin au règne des dieux. On peut voir dans Nothung le symbole de l’idéologie contestatrice, née de ce monde qu’elle est censée détruire. Mais, une première fois, Nothung se brise sur la lance de Wotan, à la fin du second acte de La Walkyrie : la lance a triomphé du glaive, l’ordre juridique du monde a triomphé de la contestation.  C’est Siegfried qui, après avoir reforgé Nothung, brisera alors la lance de Wotan, donnant une vigueur nouvelle à cette idéologie contestatrice : « l’appareil normatif de la puissance moderne » est alors détruit.

(A suivre)

(1) - Eric Eugène.


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