La première version de PowerPoint apparaît en 1987, avant que Microsoft ne rachète la société quelques mois plus tard, et permet alors de générer en noir et blanc des pages mêlant texte et graphique. L'objet initial est de servir de support visuel à l'expression d'une opinion, ou plus généralement d'une réflexion. L'outil est d'une efficacité remarquable et s'impose rapidement comme le principal support de communication dans le monde des affaires puis dans l'univers professionnel plus large. Si PowerPoint a permis à des générations entières de consultants ou banquiers d'avoir l'air intelligents, à de jeunes cadres ambitieux de se faire remarquer par leurs supérieurs ou plus simplement à des commerciaux d'obtenir leur prime de fin d'année, l'utilisation systématique des slides engendre de nombreux effets pervers. De simple support de la pensée, PowerPoint est progressivement devenu le socle sans lequel aucune réflexion n'est possible et la forme selon laquelle toute pensée doit être exprimée pour être intelligible.
Le premier défaut de PowerPoint réside dans sa tendance excessive à la hiérarchisation. Sur le slide vierge, l'utilisateur est invité à développer toute idée ou démonstration selon le fameux système des bullet points et des sous-bullet points. Il en résulte une tendance regrettable à lister des idées les unes après les autres et à accumuler les exemples en tout genre sans faire l'effort de structurer sa pensée et séparer ainsi l'essentiel de l'accessoire. L'une des manifestations les plus tragiques de ce manque d'exigence est l'accident en 2003 de la navette spatiale Columbia qui, comme l'a montré Edward Tufte, professeur à Yale, est en partie dû à l'utilisation de PowerPoint par les ingénieurs de la NASA. Ceux-ci avaient correctement identifié l'un des problèmes qui causera ensuite l'accident et la mort de 7 astronautes mais en avaient maladroitement fait part à leurs supérieurs sur un même slide parmi 15 autres bullet points, de telle sorte qu'on en fit peu de cas.
PowerPoint est également un bien piètre outil parce qu'il empêche le développement d'un raisonnement cohérent. Par sa taille limitée, un slide ne peut contenir l'ensemble de la démonstration mais seulement des éléments de réflexion tronqués ou incomplets. Il s'ensuit que les slides se succèdent les uns après les autres et finissent souvent par exister indépendamment des autres. La présentation devient alors une sorte de catalogue où les éléments s'enchaînent sans véritable liant entre eux. Il suffira pour s'en convaincre de s'apercevoir que l'on peut généralement inverser l'ordre des slides de la plupart des présentations PowerPoint sans que le sens - ou l'absence de sens - n'en soit sensiblement modifié. Toute forme de véritable intelligence, cette faculté de l'esprit à créer du lien entre des éléments différents, disparaît alors. Une sorte de Bibliothèque de Babel à l'envers où l'on ne chercherait plus à l'infini un livre contenant tous les autres livres du monde mais où l'on se perdrait dans une infinité de slides ne contenant rien du monde. Dans un tel système, il n'y a pas de place non plus pour la contradiction: on accumule des idées qui vont dans le même le sens, avec l'espoir mou qu'il y en aura bien une dans le lot qui convaincra. Adieu le triptyque thèse, antithèse, synthèse dont le caractère, lui aussi en partie artificiel, avait néanmoins le mérite salutaire de nous forcer à envisager toute idée ou problème selon différents points de vue et avec davantage de nuance et de finesse.
Le fléau de PowerPoint se manifeste enfin par l'emploi d'un vocabulaire spécifique et formaté. Par un étonnant phénomène de mimétisme, ce sont toujours les mêmes mots et les mêmes constructions syntaxiques que l'on voit désespérément revenir sur PowerPoint. On retrouve systématiquement des mots brefs et simples ainsi que les mêmes verbes d'action, souvent directement empruntés à l'anglais. La répétition à l'infini des mêmes mots recrée un contexte familier, apportant un certain confort aux utilisateurs et aux destinataires mais aussi un sérieux manque d’exigence et d’exactitude. La pensée finit alors par s'appauvrir et les mots par perdre leur sens au point de ne plus rien vouloir dire. Un indicateur inventé par la banque Morgan Stanley (comme quoi les banques peuvent encore avoir des idées), nommé Greatometer, a récemment montré qu'il existe une relation inversement proportionnelle entre le nombre d'occurrences du mot great dans les présentations de résultats de grandes sociétés cotées et la qualité effective de leurs résultats. Sans soute, le fait que les présentations PowerPoint soient anonymes (on signe rarement ses slides) et collectives (résultat d'un travail en équipe) contribue-t-il à l'uniformisation de la communication et à l'abandon d'une certaine recherche de la vérité. Cela témoigne aussi du refus voire de l'incapacité de penser le monde dans sa complexité de la part des acteurs de l'entreprise et de ceux qui, plus généralement, sont amenés à prendre des décisions. Nous risquons ainsi de finir par parler, écrire et penser à la manière d’un slide.
Pourtant, PowerPoint n'étant initialement qu'un simple outil, on pourrait répondre que c'est l'utilisation qui en est faite qui est mauvaise et non l'instrument lui-même. Après tout, Flaubert n'aurait-il pas pu tout aussi bien écrire L'Education sentimentale sur des slides? Plus simplement, lors d'une ballade en forêt, la nature ne nous paraîtrait-elle pas aussi belle que nous soyions à pied, à cheval ou à vélo? En réalité, par sa tendance à imposer un cadre défini et un langage convenu, PowerPoint n'admet qu'une certaine utilisation et n'est pas un outil neutre. De même qu'un mauvais embouteillage rend n'importe quel vin - fut-il excellent - bouchonné, l'hégémonie de PowerPoint contamine l'expression pour la rendre au mieux banale et, le plus souvent, laide et indigeste. Bien sûr nous n’utilisons pas PowerPoint pour faire de la littérature mais ce n'est pas une raison pour témoigner aussi peu d'égards pour la richesse et la complexité de notre langue. Splendides imagos redevenus larves, les plus célèbres incipits de roman se changeraient en phrases horribles sur PowerPoint: celui de la Recherche serait « Un sommeil efficace soutenu par une stratégie de long terme », celui des Bienveillantes « Vision générale des événements passés », ou encore celui de L'Etranger « Incertitude quant à la date du décès maternel ». Certains ne manquent d'ailleurs pas d'humour et vont jusqu'à s'extasier sur cette communication a minima en prétendant écrire des romans sur Twitter, en 140 caractères. Il s'agit là d'une confusion sur le processus créatif qui, s'il a souvent été stimulé par l'existence de contraintes - de la censure jusqu'au carcan de certaines formes stylistiques en passant par les fortunes changeantes de l'industrie de l'édition ou encore les préjugés et croyances de chaque époque - ne s'est jamais imposé lui-même ses propres limites. C'est parce que ces contraintes existaient déjà et qu'elles n'ont pas été artificiellement choisies que les grands esprits ont pu en leur temps les intérioriser pour mieux les dépasser par la création jusqu'à les faire finalement disparaître. Ceux qui prétendent le contraire finiront sans doute de la même façon que ces autres créations artificielles sous contrainte que sont la construction de golfs ou de pistes de ski au milieu du désert, tôt ou tard emportées par les sables et piétinées par les chameaux.
La Couentao