Bon, inutile de l’attendre, je lance la réunion pour connaître les sujets des uns des autres. Boris travaille sur le journaliste qui s’est fait défoncer la gueule hier par un tennisman. Il s’est pris sa raquette, il n’avait pas posé la bonne question au perdant. C’est bon, ça. Constance enquête sur la fermeture d’une fameuse boîte de nuit parisienne. Une histoire d’autorisation et de tapage nocturne qui camoufle un trafic de drogue. Je valide. Monsieur Pierre écrit sur la fin de l’euro. Je lui ris au nez. Il se fout de ma gueule ? C’est carrément #oldlink, non ? Non, c’était une blague. Plus sérieusement, il vient de découvrir que l’État français a liquidé définitivement tout le stock d’or restant. Comme si c’était le moment ! Ca sent le scoop, la journée n’est peut-être pas si mauvaise. Anna, revenue des chiottes, fait son papier sur le dernier scandale médical au sujet des pilules contraceptives tueuses. Je lui concède de guerre lasse. Impossible de toute façon de sortir cette femme de son délire monomaniaque. J’interpelle la stagiaire : que va-t-elle nous pondre pour la matinale ? J’aimerais qu’elle balbutie mais, non, le vilain petit canard a l’audace de me répondre qu’elle n’est au courant de rien, qu’il faudrait au moins lui donner des directives, ne seraient-ce des directions. En plus, elle a de la répartie. La chienne, elle m’énerve. Je la rabroue illico. C’est évident, non, elle est dans un comité de rédaction au service culture, elle va nous planter des choux, peut-être ? Silence. Constance me regarde, consternée. Anna pouffe de rire. Boris, chevaleresque, m’envoie un mail avec les brèves culture du jour. Monsieur Pierre lance les paris sur Twitter pour savoir quand je vais réussir à faire pleurer la nouvelle stagiaire. Ce ne sera pas pour tout de suite. Je lui commande un billet sur le prochain Pinocchio de Tim Burton avec rétrospective sur le traitement de l’intelligence artificielle au cinéma. Avec ça, au moins, elle ne se sera pas levée aux aurores pour rien. L’affaire est classée. Moi, je prends la part du chef et décide de boucler mon dossier sur le Madoff du vin, un négociateur qui a réussi à arnaquer tout Hollywood en vendant de la piquette pour des millions de dollars. Sur ce, je déclare la réunion terminée et je me mets au travail.
Je me prends d’affection pour mon revendeur de rouges, le docteur Conti. Il appâtait ses clients en leur faisant boire des grands crus, leur en offrait quelques magnums et puis changeait les étiquettes au moment de l’achat. Il a fini par être condamné pour fraude et contrefaçon. Son système était pourtant imparable. Seulement, il n’avait pas imaginé que ses acheteurs étaient susceptibles d’ouvrir et de boire ses bouteilles. J’adore les escrocs, leur séduction, leur magie. Encore une fois, la déception des victimes ici n’est pas tant liée à l’argent perdu qu’à la chute de leur héros. A la révélation que les mensonges auxquels ils voulaient tant croire n’étaient au bout du compte que du vent. D’après moi, c’est comme l’amour. On ne demande qu’à être berné.
Le bureau se remplit peu à peu. Il est bientôt neuf heures et l’ensemble de l’équipe rejoint notre noyau de base. Ce con de Francis vient me saluer.
- Il paraît que tu maltraites ma stagiaire pendant mon absence ?
- Tu aurais pu me prévenir qu’elle remplaçait Jennifer.
- Je t’ai laissé hier un message sur ton répondeur, tu ne l’as pas eu ?
- Non, désolé, j’étais au théâtre.
- Ce n’est pas une raison pour tout oublier. Je te revaudrai ça.
- C’est ça. À charge de revanche.
Ce tas plein de soupe retourne à son bureau écrire sur ce qu’il appelle culture, autrement dit un ramassis de merde en boîte télévisuelle pour cerveau disponible. Je suis coincé, c’est peut-être bien grâce à ces articles que le journal se vend encore. Ca attire la pub et le fric. Je profite d’un tour à la machine à café pour vérifier mon portable. Vois alors son message. Comment ai-je pu le louper ? Je ne tourne vraiment pas rond. Je vais pisser un coup. Je renverse mon café dans le lavabo. Triple crottes ! Il y a des matins où il vaudrait mieux rester couché. La peau de mon cou me pique. J’aurais dû me raser. Si seulement je n’avais pas été si à la bourre. J’ai mal dormi. Après le théâtre, nous nous sommes disputés avec Carolina sur les strapontins de la ligne 13.
- Non mais t’as vu comme il te regardait !
- Qui ?
- Le mec sur scène.
- Tu rigoles ? Impossible, il est japonais.
- Et alors ?
- T’as déjà vu un Japonais draguer ?
- Non. Mais ne sois pas raciste, il est comédien, ça compense.
- Ah t’es trop drôle, il suffit qu’un type croise mon regard et tu es jaloux.
En trois mois, Carolina a fait des progrès fulgurants en français. Il n’y a plus d’excuse du barrage de la langue entre nous, plus de malentendu possible et ça m’énerve.
- Je ne suis pas jaloux, c’est faux. Fais ce que tu veux. Tu apprends ton métier, je comprends très bien que pour percer il faut que tu fasses la pute.
- Parfois, t’es vraiment con, Francis.
Je l’ai blessée. Nous n’avons plus rien dit jusqu’à la maison. Carolina est montée dans sa chambre de bonne, j’ai retrouvé Natacha et Louis. Je me suis molletonné le soir dans la tiédeur confortable de mon foyer. Ma femme m’a félicité pour accompagner notre jeune fille au pair au théâtre. « C’est sympa de s’occuper de son initiation. » J’ai préféré changer de sujet. On a regardé ensemble un Bergman. J’ai essayé de lui faire l’amour, avant la fin du film. Ca n’a pas marché. Treize mois après son accouchement, ça lui fait encore mal. Je le soupçonne de se planquer derrière ce prétexte. Quand on a eu un accident de voiture, plus vite on reprend le volant et mieux c’est, non ? A moins de vouloir se créer un bon traumatisme bien pourri pour toujours et ne plus avoir envie de baiser. Ca m’a fait débander. Elle est revenue à la charge pour s’excuser. J’ai débandé davantage. Je n’en avais que faire de sa pitié. Elle s’est endormie. Désolée, je suis crevée, m’a-t-elle dit avant de glisser dans sa nuit. Moi, je suis allé pioncer sur le canapé. Au moment où je commençais à fermer l’œil, Louis s’est mis à hurler. 4 heures du mat. C’était mon tour de biberon. Je me suis levé, je l’ai pris dans mes bras. Tout ira bien, mon bébé. Sa boule chaude m’a rassuré. Je l’ai bercé. Il a mis un temps fou à boire ce foutu lait. De toute façon, j’avais renoncé à l’idée d’un possible sommeil. Demain, je serai d’humeur exécrable, tant pis. Demain, c’est maintenant et mon pronostic est confirmé. Je suis aussi détendu qu’un bouledogue affamé. Je pars m’excuser auprès de Francis.
- Désolé, vieux, je viens seulement de voir ton message.
- Pas de problème. Je comprends, t’as l’air un peu surmené en ce moment.
- C’est bon, arrête de baver sur ma place. Tu finiras par l’avoir à force de lécher les bottes de la direction.
- T’énerves. Allez, tu connais ton gage ? C’est toi qui fais la petite annonce du cœur du jour, on n’en a pas aujourd’hui. Et on est quitte.
Au journal, sur la page des petites annonces, nous avons une rubrique personnelle. Parfois, quand je suis désespéré, je me demande si ce n’est pas ce qui est le plus suivi. La plupart du temps, nous les inventons. « La lune est presque pleine ce soir, c’est mieux que rien, mais pas assez pour voir ce que tu caches. » Ou bien encore : « Concert Dionysos, théâtre antique. Vous, pantalon bleu, haut bleu, blanc, rouge, cheveux longs, merveilleuse…Folle envie de vous revoir…Le mec des lilas » J’ai joué le bon perdant, j’ai serré la main à ce connard et j’ai accepté ce job de bas étage. En ce moment, j’ai l’impression de passer ma vie à tromper les uns les autres et à m’excuser. Je ne dirige plus rien. Je me suis coltiné le message personnel. Je n’ai pas eu à chercher bien loin. Il est sorti tout seul, aussi fulgurant qu’une vengeance : « Clappement des mains, ton regard contre le mien, un éclair puis la nuit. Toi surélevé sur scène, moi au troisième rang. Vertige des sens. Rendez-vous au square des papillons, demain, 13h. Me reconnaîtras-tu ?»
Pour lire la suite du nouveau roman écrit par Adeline Grais-Cernea (Friday Stories) et Claire Lamotte (Ctrl-tab), c’est ici.