Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

Publié le 15 janvier 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

Je ne suis pas une poule mouillée et même si je n’aime pas particulièrement les prises de bec, je n’hésite pas à voler dans les plumes d’une dinde qui m’agace. Je lui dis en général sur-le-champ d’aller se faire cuire un œuf, et la semonce, par civilité, s’en tient là.

Cependant, il arrive que, de retour au poulailler, je devienne une vraie poule de Barbarie, et ce, à l’insu de la dinde en question. Prendre en grippe aviaire un absent semble être le propre de toute bonne basse-cour qui se respecte. Ce que je veux dire par là, le Chat, c’est qu’il est rare que je me couche avec mes poules sans médire un peu.

Mais il ne faut pas croire que seules les femmes gloussent et caquettent dans le dos de leurs semblables. Les hommes ne sont pas des coqs en vain et s’adonnent exactement à la même cuisine. Après tout, on ne fait pas de bonnes omelettes sans casser quelques œufs. Alors, pourquoi, cher Chat, prend-on plaisir à persiffler et que cachent ces rosseries d’alcôve ?

La médisance couve déjà chez l’enfant comme une tendance instinctive, l’homme étant naturellement tiraillé entre le Bien et le Mal. Les messes basses-cours de récréation commencent donc dès qu’il fréquente l’école. Le jeune coq qui n’a alors pas le droit de se servir de ses ergots pour se démarquer ou faire le paon va tout simplement utiliser, à défaut, la violence verbale. Il ne faut cependant pas y voir de cruauté intentionnelle à cet âge, car c’est en se comparant, et donc en castrant un chapon parfois un peu différent, à coups de petits mots perfides dans le dos, que le jeune coq, en pleine construction identitaire, se valorise et développe confiance en soi. On médit donc en premier lieu pour pallier une certaine insécurité, pour se rassurer de sa normalité et pour rester le préféré.

Et puis, avec un peu d’entraînement, on finit par prendre un malin plaisir à instiguer, sur le ton de la confidence, ces petites méchancetés. Les absents ayant toujours tort, les commérages sont rarement mal perçus. La prise de risque étant minime, la transgression peut alors s’accompagner d’une délicieuse chair de poule à l’idée de déblatérer en douce sur le voisin. De plus, le fait d’attiser la curiosité de tout un poulailler et d’y monopoliser l’espace de parole accentue le désir de faire éclore de nouveaux cancans. C’est ainsi que bien des poules font le coq et que bien des coqs caquettent.

Si, qui plus est, l’oiseau est oisif, le ragot peut devenir un passe-temps tout à fait créatif. Il y a toujours plus à picorer chez le voisin que chez soi-même surtout quand on vit comme un coq en pâte, et j’ai ouï-dire, mon Chat, qu’on s’ennuie beaucoup moins quand on qu’en dira-t-onne.

La médisance ne pouvant se pratiquer qu’à plusieurs devient alors créatrice de liens sociaux. Il est même prouvé que deux inconnus tisseront des relations plus fortes s’ils dénigrent ensemble un tiers au lieu de l’encenser, puisque c’est en s’accordant sur les défauts de ce troisième larron qu’ils s’assurent de partager les mêmes valeurs. N’est-ce pas rassurant de se dire qu’on fait partie du même nid ?

Il est donc tout à fait salutaire et recommandé pour l’amitié que deux poules s’exercent de temps en temps à lancer leurs œufs pourris ensemble sur une autre, qui plus est si cette dernière vient picorer dans un nid qu’elles auraient aimé investir. On se nourrit alors de calomnies qu’on partage à l’insu de cette poule de luxe, bourrée d’hormones, pleine comme un œuf, qui ne doit pas se gêner pour passer du coq à l’âne, qui semble contre toute attente avoir les dents longues et la bouche en cul…. de poule évidemment !

Mais dans le fond, si on s’évertue à tuer cette poule aux yeux d’or dont le ramage se rapporte peut-être au trop joli plumage, c’est souvent pour se rassurer de son propre potentiel de séduction. Nous médisons encore une fois pour dire nos inquiétudes, pour quérir un peu de réconfort, pour dire indirectement du bien de soi et de celui ou celle qui nous écoute.

Irait-on alors, par jalousie ou frustration, jusqu’à médire dans le dos de ceux qu’on aime ? Si le coq se mettait à chanter, bien avant qu’il ne chante, se pourrait-il qu’un jour je vous renie trois fois, mon Chat ?

J’en doute parce qu’en vieillissant, j’ai appris à poser un regard plus indulgent sur moi-même. Je pousse même parfois la médisance à me prendre pour une bécasse, nourrie au grain de folie.

Cocoricotcot.

Et puis, on finit toujours par perdre ses plumes en les trempant dans le fiel. Avec quoi j’écrirais ?

Sophie

Notice biographique

Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)