Giuseppe Penone
Tandis que les républicains s’attachent à l’organisation d’élections, avec ce sentiment sûr et naïf, cette conviction que seuls les innocents peuvent se forger, que « du jour où Paris aurait exprimé sa volonté, sous la forme d’un vote libre, cette volonté cesserait de paraître insurrectionnelle, pour revêtir, même aux yeux de ses adversaires, un caractère de légalité véritable »[1] selon les termes d’Arnould, Versailles reprend des forces, gagne du temps. Et les maires réactionnaires d’arrondissements intriguent, comme l’expliquera Vautrain, maire du IVe, au cours de son audition devant la Commission : « Si l’insurrection, au lieu d’être retenue à Paris par les élections, était venue à Versailles, dites-moi ce que fût devenue la France ?... Eh bien ! Messieurs, j’ai la confiance que les huit jours que vous ont fait obtenir les élections ont été le salut de la France... Il y a eu trois jours de perdus par ces gens-là (le Comité central), grâce aux élections ; il y a eu trois autres jours perdus pour la constitution de leur Conseil, et l’attaque du mont Valérien n’a eu lieu que le 2 avril. Nous avons donc fait gagner, mes collègues et moi, huit jours de plus. Nous étions bien en mauvaise compagnie, en présence de certains noms : mais, quand on a un devoir à remplir, il faut passer sur toutes ces considérations ... J’ai signé par considération politique et je ferai encore de même, et, en le faisant, je crois que je vous ai sauvés »[2]. Le contraste tient forcément de l’épouvante.
C’est à la suite de ces atermoiements que les élections, prévues le 22 mars, sont reportées. On fait campagne quand même. On tient
enfin dans ses mains quelque chose, des idées, des propositions. On lit dans le Journal Officiel de la Commune, au détour d’une déclaration : « Les travailleurs, ceux qui produisent tout et qui ne jouissent de rien, ceux qui souffrent de la misère au milieu des produits accumulés, fruit
de leur labeur et de leurs sueurs, devront-ils donc sans cesse être battus à l’outrage ? »[3]… Puis, plus loin : « La bourgeoisie, leur aînée,
qui a accompli son émancipation il y a plus de trois quarts de siècles, qui les a précédés dans la voie de la révolution, ne comprend-elle pas aujourd’hui que le tour de l’émancipation du
prolétariat est arrivé ? ». On sourit. Ca fait quand même quelque chose qu’on ne sait pas expliquer. Comme si les paroles, les idées, marquaient des territoires, comme si les territoires
étaient occupés, accaparés, confisqués par la réaction depuis tellement longtemps que cette sensation-là de simplement pouvoir étendre les membres, repousser la parole-territoire réactionnaire
pour dire quelque chose, on ne savait même plus la reconnaître. [Note : trouver une autre façon de faire pressentir cette sorte de soulagement
quand tout à coup une parole qu’on n’entendait plus depuis tellement longtemps qu’on ne savait plus sa voix, ni sa tessiture, ni sa portée, se fait à nouveau entendre…].
Dans le Cri du Peuple, on trouve un Manifeste, un programme… On inscrit cette révolution « que nos pères ont commencée et que nous achevons »[4]… On frissonne en lisant « nous achevons », on se regarde, on continue… on s’inscrit donc dans l’Histoire à la suite des « artisans du moyen-âge », des « bourgeois de la Renaissance », des « combattants de 1789 ». On y parle de la Commune. On lit. L’idée est éblouissante qui s’articule entre l’autonomie, qui « garantit au citoyen la liberté, l’ordre à la cité » et la fédération de toutes les communes qui « augmente, par la réciprocité, la force, la richesse, les débouchés et les ressources de chacune d’elle, en la faisant profiter des efforts de toutes »[5]. [Note : Jules Guesde, qui tient à préciser « qu’il ne s’agissait pas, en 1871, de communisme, mais de commune »[6] donne cette explication qui permet de se faire une idée de la représentation de la commune à l’époque : « N’est-ce pas comme commune que, dans tout le moyen âge, où elle n’était rien, elle s’est affirmée contre les seigneurs de la terre et de l’épée ? La commune, affranchie des redevances féodales, mise, insurrectionnellement ou par charte royale, à l’abri des brigandages seigneuriaux, a été, du XIIe au XVe siècle, à la fois le refuge du tiers état et de son moyen d’action le plus puissant pour préparer son émancipation politique, qui devait être consommée, couronnée et consacrée par les derniers États généraux transformés révolutionnairement en Assemblée nationale constituante. »[7].] Puis les propositions se font plus précises. On reconnaît la plupart avec cette familiarité qui étonne : on s’habitue vite à la Révolution… la liberté de parler, d’écrire, de se réunir et de s’associer[8] ; la souveraineté du suffrage universel ; le principe de l’élection appliquée à tous les fonctionnaires ou magistrats ; la révocabilité permanente des mandataires ; le mandat impératif[9]… On se regarde. C’est bien une approche entièrement différente qui se déroule sous nos yeux. Puis viennent les propositions quant à Paris : l’autonomie de la garde nationale ; la suppression de la préfecture de police, de l’armée permanente, de toutes les subventions favorisant les cultes, le théâtre ou la presse ; l’enseignement laïque ; l’organisation d’un système d’assurance communale contre tous les risques sociaux, compris le chômage et la faillite… Et puis le manifeste se termine ainsi, avec ce goût du lyrisme dont les politiciens s’agourmandissent : « recherche incessante et assidue des moyens les plus propres à fournir au producteur le capital, l’instrument de travail, les débouchés et le crédit, afin d’en finir pour toujours avec le salariat et l’horrible paupérisme, afin d’éviter à jamais le retour des revendications sanglantes et des guerres civiles, qui en sont les conséquences fatales »[10].
Et puis un ami, un garde national, raconte une réunion de délégués à la mairie du IVe venus écouter des candidats[11]. En voici un à qui on donne la parole, un certain Arthur Arnould… On s’attend à des mouvements de bras, des mines contrites, des haussements de voix qui réveillent, mais non, il refuse. Il pense que « ce n’est pas au candidat d’exposer ses idées et de les faire accepter à ses électeurs, mais aux électeurs d’exposer leurs volontés et au candidat de voir si ces volontés concordent avec ses propres sentiments, si sa conscience lui permet de les soutenir et de les faire triompher »[12]. Il se prononce en faveur du mandat impératif. On se redresse sur son banc. Il propose, plutôt que de faire des professions de foi, « toujours vagues et beaucoup trop générales », qu’on lui pose des questions précises. La première, la deuxième, questions sont forcément timides. Et puis on discute tout à fait. On parle de l’autonomie de la Commune… On dessine une approche qui remet en cause l’idée que l’on se fait du pouvoir dans ses moindres détails. La chose est sidérante, ambitieuse, précise. On parle d’autonomie de la commune, de fédéralisme… On repense l’État qu’on ne voit plus « en dehors et au-dessus du peuple »[13], mais comme représentant « uniquement la collectivité des communes fédérées »… On « brise l’unitarisme et la centralisation, désarme le despotisme, soit d’un homme, soit d’une assemblée, sans détruire l’unité française dans ce qu’elle a de légitime et de nécessaire »[14]… Et on pressent que c’est possible ; qu’on ne va pas « appliquer de vieux procédés à une idée nouvelle »[15] ; conserver les mêmes modalités de pouvoir et se contenter de changer les hommes, qui finiront, pris par les rouages et la mécanique, par faire pareil, non… [Rappeler qu’on a vu des courants très différents, dont certains plus autoritaires dans l’approche…] On a là sous les yeux une « Révolution expérimentale, positive, scientifique »[16], qui met au point ses propres modalités, développe ses propres paradigmes et révolutionne l’idée même que l’on se fait de cette chose qui pèse et apaise tout autant : vivre avec les autres. Il y a quelque chose là qui est forcément fracassant.
Il n’y a pas un mot qui viendrait désigner l’espoir qui anime les républicains à ce moment-là… enthousiasme, ce serait insignifiant au regard de la force de la chose. On ne fait pas attention à cette déclaration commune de plus d’une trentaine de titres de presse de droite qui ne reconnaît pas le Comité central, ni sa qualité à convoquer des élections, considère la convocation aux élections municipales « comme nulle et non avenue » et engage « les électeurs à n’en pas tenir compte »[17]. Ce mouvement de bouderie n’est rien face à la puissance de ce que décidément les mots espoir et enthousiasme ne savent pas décrire. On apprend que les maires, les députés et le Comité ont trouvé un accord. Les élections auront lieu le 26 mars.
On y est. Cette sorte de frisson qu’on a d’habitude au moment de mettre le bulletin dans l’urne, aujourd’hui, il n’en finit pas de s’étendre et se prolonger toute la journée. On ouvre la fenêtre. On regarde le ciel. Forcément il fait beau[18], ça ne pouvait pas être autrement de toutes façons. On se rend compte qu’on est en train de sourire au soleil. On ferme la fenêtre. On regarde encore les professions de foi dans les journaux. Ce n’est pas tellement qu’on hésite, cette fois, non, c’est plutôt qu’on n’en revient pas tout à fait de voir là, pressés sur le papier, les mots, les idées, les espoirs et les colères qu’on se formulait à peine depuis tant d’années. On hésite à manger quelque chose. On n’a pas très faim, ce matin. On attend pour aller voter. Comme si on voulait étirer les minutes indéfiniment, jusqu’à ce qu’elles se déchirent. On s’habille. On regarde encore par la fenêtre pour voir comment les gens sont habillés dans la rue. Est-ce qu’ils sont couverts ? Est-ce qu’il fait bon ? Ah c’est vrai, c’est le printemps qui commence…
On n’aura pas été les seuls à attendre l’après-midi pour aller voter[19]. On n’a pas vu autant de monde, dans les rues, dans les jardins[20], depuis… on ne veut pas y repenser, cet hiver-là, c’est fini. On se met dans la file d’attente. On regarde. Qu’elle soit longue comme ça, pleine de tout ce monde… On ne va pas se mettre à pleurer, c’est idiot. On tousse un peu pour… On sourit. Plutôt on se sourit avec les gens. On demande : il y a plus d’un quart d’heure d’attente[21]. Il y a tellement de monde que des factionnaires se tiennent tous les cent mètres[22]. Quelqu’un dans la foule s’étonne du calme, de la patience, de la discipline des gens. Il soupçonne un mot d’ordre du Comité auquel tout le monde se sera conformé[23]. Sa mauvaise humeur ne vient pas contrarier. Elle amuse. Qu’il ne comprenne pas… Oh, c’est son problème, ça alors ! Même à lui, on sourit. C’est notre tour. On a égaré notre carte. On montre une adresse de lettre. On nous demande une attestation de deux citoyens à défaut de carte[24]. On s’étonne. On regarde l’assesseur. On hésite à protester quand même et puis on se rend compte que non, le scrupule, l’honnêteté, c’est… Je crois qu’on est plus ému encore. On irait presque le remercier de nous tracasser. On vote enfin. On procède très lentement, très minutieusement. Au moment où le bulletin tombe dans l’urne, on n’ose plus bouger.
[Note : Rappeler les chiffres de l’élection précédente, celle législative du 8 février 1871 : 328,970 votants sur 547,858 inscrits dans le département de la Seine[25]. Suite aux soupçons de fraudes, regarder ce niveau de participation avec circonspection…
Revenir, sans s’attarder, sur les querelles de chiffres quant aux élections municipales du 26 mars. Gaston Da Costa, sans mentionner sa source, parle de 485569 inscrits et 229167 votants[26]. Des historiens contemporains retiennent 484569 inscrits et 229167 votants[27] quand d’autres arrondissent… Les chiffres que Da Costa retient coïncident, à part deux écarts pour le 1er arrondissement, qui peut s’expliquer par une coquille et le 7e, qui peut être due à une inversion de chiffres, avec ceux parus dans le Journal Officiel de la Commune[28], tenant compte des rectifications apportées quelques jours plus tard, suite à une erreur de copiste qui a confondu 19 et 20e arrondissements[29]. Gustave Lefrançais publie en annexe de son étude des données qui confirment les chiffres de Da Costa pour le 1er et celle du J.O. pour le 7e[30]. Noter que et dans le J.O. et dans les chiffres retenus par Da Costa et Lefrançais, les nombres d’inscrits et de votants pour le 3e arrondissement manquent. La participation s’élèverait donc à quelque chose comme 60% pour les élections législatives et à 47% pour celles municipales. Da Costa s’explique cette abstention élevée par les quelques 80000 gardes nationaux qui « avaient quitté Paris dès les premiers jours de l’armistice »[31] d’une part et observe une forte abstention dans les arrondissements « réactionnaires » quand « les électeurs furent très nombreux dans les quartiers ouvriers, tels que les Xe, XIe, XIIIe, XIXe, XXe arrondissements »[32]. D’après mes calculs, on aurait un taux de participation qui atteindrait, par exemple, pour les quartiers dits « réactionnaires » : 50% dans le 1er ; 48,78% dans le 2e ; mais 23% dans le 7e ; 25% dans le 8e ; 37% dans le 14e ; 32,5% dans le 15e ; tandis que pour les quartiers « ouvriers » ce taux atteint : 59% dans le 11e ; 53% dans le 18e ; ou encore 76% dans le 20e… Par ailleurs, inutile de rappeler que beaucoup de parisiens sont à Versailles…
Noter que le journal le Rappel, comparant le nombre de voix reçues par les premiers élus dans chaque arrondissement, arrive à la conclusion que la Commune a été nommée par trente-trois mille six cent cinquante six voix de plus que les municipalités du 3 novembre[33]…
Da Costa divise en cinq groupes les élus de cette Assemblée communale : les révolutionnaires blanquistes ; les révolutionnaires dits « divers » ; les membres de l’internationale ; les radicaux ; et les dits « républicains modérés ». Il observe, de plus, que le Comité central « n’obtenait que treize élus municipaux, alors qu’il avait présenté des candidats dans presque tous les quartiers »[34].
Gustave Lefrançais distingue trois courants : le « parti républicain bourgeois ou conservateur », composé d’anciens maires et adjoints ; le « parti révolutionnaire pur, composé des Jacobins et des Blanquistes » ; et les « socialistes »[35], qu’on peut certainement qualifier de « fédéralistes ».]
Dimanche
prochain, on reviendra sur la fête qui accueille la proclamation de la Commune...
[1] Arthur Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, éd. J.-M. Laffont, 1981, pp. 118-119.
[2] Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars 1871, Paris, 1872, p. 342.
[3] Journal Officiel de la Commune, coll. Les classiques des sciences sociales, p. 45.
[4] Manifeste du Comité des Vingt arrondissements, paru dans le Cri du Peuple en date du 26 mars et dans Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste, Pièces justificatives, Neuchatel, 1871, p. 31.
[5] Ibid., p. 32.
[6] Jules Guesde, La Commune de 1871, Classiques français du socialisme, 1936, p. 6.
[7] Ibid., p. 7.
[8] G. Lefrançais, op. cit.
[9] Ibid., p. 33.
[10] Ibid.
[11] Arthur Arnould, op. cit., p. 123.
[12] Ibid., p. 124.
[13] Ibid., p. 138.
[14] Ibid., p. 125.
[15] Ibid., p. 138.
[16] Selon les termes du Cri du Peuple, en date du 21 avril 1871.
[17] Cf par ex. le Temps, en date du 22 mars 1871.
[18] Le Rappel, en date du 27 mars 1871.
[19] Le Temps, en date du 28 mars 1871.
[20] Le Rappel, op. cit.
[21] Ibid. anecdote qui concerne la section de la rue Clauzel.
[22] Ibid. détail qui concerne le bureau de vote de la mairie du 1er.
[23] In le Temps, op. cit.
[24] Le Rappel, op. cit.
[25] Cf le Journal Officiel de la République française, en date du 18 février 1871.
[26] Gaston Da Costa, la Commune vécue, Paris, 1903, Tome I, p. 307.
[27] Cf par ex. William Serman, La Commune de Paris, Fayard 1986 ou Georges Soria, Grande histoire de la Commune, Robert Laffont.
[28] Journal officiel de la Commune, en date du 31 mars 1871, Paris, 1871, pp. 104-108.
[29] Ibid. en date du 3 avril, p. 135.
[30] Gustave Lefrançais, op. cit., Pièces justificatives, p. 36.
[31] G. Da Costa, op. cit., p. 308.
[32] Ibid.
[33] Le Rappel, en date du 1er avril 1871.
[34] Ibid., p. 309.
[35] Gustave Lefrançais, op. cit., p. 189.