Du temps où l'on bloguait (3) - Ode aux "blogueuses littéraires"

Publié le 19 janvier 2014 par Secondflore

Elles s'appelaient Alinéa, Amanda, Caro[line], Chiffonnette, Clarabel, Cuné, Daniel, Emeraude, Fashion, Isil, Keisha, Laurence, Leiloona, Liliba, Océane, Stéphanie, Tamara ou Theoma (j'en oublie forcément, pardon). Elles vivaient un peu partout en France et se retrouvaient sur la toile.
Je ne sais plus lequel de ces blogs j'ai découvert en premier, et d'ailleurs on s'en fout, c'était bien ça, ces années là : peu importait qui nous avait indiqué tel ou tel lien, ce n'était qu'une partie d'un grand magma collectif.

Elles lisaient à un rythme impressionnant et publiaient plusieurs billets par semaine pour rendre compte de leurs découvertes, avec enthousiasme et sans concession, sans chichis mais avec des chouchous (salut à toi, D. Foenkinos, salut à toi, J.P. Blondel). Elles se souciaient bien peu du calendrier littéraire mais faisaient le bonheur des libraires (je me souviens encore de l'une d'elles sortant de chez Gibert avec un sac entier de romans, quand on aime on ne compte pas), elles dressaient l'inventaire de leurs PAL, elles se commentaient les unes les autres, puis elles commencèrent à se prêter les livres entre elles. Une communauté était née.

Les blogueuses littéraires. Elles ne s'étaient pas donné ce nom elles-mêmes, bien sûr. Elles n'avaient même pas pensé à se donner de nom, c'est dire si elles n'avaient rien compris à l'Influence (quand on aime on ne pense pas à compter).

Et pourtant elles commençaient à en avoir, de l'influence. Les magazines tentaient de mettre un nom sur le "phénomène", les chroniqueurs de papier les dénigraient avec toute la force de leur appareil critique, et les éditeurs se piquèrent de leur envoyer des services de presse. Comme elles étaient polies, elles ont écrit des billets sur ces romans, en essayant de ne pas être trop méchantes quand ils étaient mauvais. Quelques livres leur doivent beaucoup (La couleur des sentiments, par exemple), d'autres ont sans doute compris avec elles qu'ils n'auraient pas un grand avenir passé le n°180 du boulevard St Germain.
Il faut dire qu'elles se moquaient bien des potins et des prix littéraires, les "amazones de la blogosphère" : elles préféraient lire, s'envoyer en cadeau des romans venus du Québec ou de Scandinavie et se défier dans des "challenges" farfelus - qui serait la première à avoir lu 26 titres de romans anglais commençant par chacune des lettres de l'alphabet ?

Parce que la blogosphère n'était jamais qu'un moyen d'enrichir le réel, elles finirent par se retrouver, dans des bars à cocktail (je ne cafterai pas) ou dans de grands pique-niques. De livre en livre et de rencontre en rencontre, elles commencèrent à prendre conscience qu'elles formaient un collectif et le mouvement s'amplifia encore.

... Puis arriva le temps des statistiques.
Innocemment, les blogueuses avaient pris l'habitude de mettre en lien, en bas de leurs billets, les avis des autres blogueuses sur le même livre.
Au même moment, dans un monde parallèle, quelques entrepreneurs 2.0 mettaient au point un classement des blogs, qu'ils appelleraient Wikio. Enfin le monde pourrait savoir, avec une précision irréfutable, qui étaient les blogueurs les plus influents !
Le savant algorithme de Wikio ne se basait pas sur les statistiques d'audience, mais faisait la part belle aux rétroliens. En gros : plus il de trouvait de blogs ou de sites pour "linker" un de vos posts, plus votre blog était déclaré influent. Autant dire que quand parut le classement, nos blogueuses littéraires trustaient les premières places. Et comme les liens vers les blogs les plus influents comptaient plus, leur suprématie était assurée pour longtemps.

Alors les éditeurs leur envoyèrent encore plus de livres et la presse leur accorda encore plus de papiers. Elles reçurent aussi des demandes de liens plus ou moins fines, et des mails fielleux de sorcières ambitieuses les accusant de tout faire pour monopoliser les places du classement.
Nous étions en 2008 ou 2009, toutes les voies de l'Influence leur étaient ouvertes, mais qu'en feraient-elles ?
Monteraient-elles un prix littéraire ? Créeraient-elles un label Blogueuses ? Rencontreraient-elles François Busnel ? Exigeraient-elles une chronique dans le Monde des livres ? Se feraient-elles publier ? Se feraient-elles inviter aux sauteries germanopratines les plus prisées ? En profiteraient-elles pour satisfaire leurs féroces appétits sexuels ?

... C'est ce que nous verrons la semaine prochaine.

(attention je vous préviens, il risque d'être question de membre turgescent)