Rares sont les citadins qui quittent leurs appartements étroits et surchauffés pour prendre durablement maison à la campagne. Les vieilles bâtisses du début du siècle dernier y sont en effet souvent grincheuses, bougonnes et mal commodes parce que construites de guingois à coups de rajouts hasardeux. Lorsqu’elles ne sont pas retirées dans un hameau perdu au bout d’une voie chaotique et sans issue, elles sont tellement imbriquées dans les autres maisons du bourg qu’on ne sait plus guère qui est réellement propriétaire de quoi. Et quand on le sait enfin, après de longues recherches au cadastre départemental et dans les archives de la compagnie des notaires, c’est pour s’apercevoir que l’on doit encore un droit de passage aux héritiers de la vieille tante de l’ancien maire partis aux États-Unis vingt années plus tôt. Mais la pire calamité qui attend le candidat migrant se situe au centre même du bourg. Étendant son ombre protectrice sur le monument aux morts, siège en effetl’église paroissiale remontant au XIIIème siècle. Et tout en haut du clocher, deux magnifiques cloches qui sonnent joyeusement toutes les heures pour les mécréants comme pour les croyants. Quand vous êtes né dans un village et qu’elles ont rythmé toute votre vie,il y a jolie lurette que vous ne les entendez plus. Mais si vous avez quitté votre rue particulièrement passagère pour goûter les joies du silence, vous n’entendez plus qu’elles. Vous vous en plaignez à monsieur le maire qui rigole. Vous insistez. Il persiste. Éclatent alors les incompréhensions. Les cloches sonnaient déjà lorsque vous avez acheté cette maison ! Quand on vient à la campagne, ce n’est pas pour vivre comme en ville ! Vous convoquez la justice administrative. On a vu ainsi un maire se voir accusé de jeter la laïcité par-dessus les moulins. Alors que l’église appartient à la commune, que les cloches appartiennent à la commune et que les heures ainsi marquées appartiennent à tout le monde. De nos jours, on ne trouverait plus guère trace de religion dans ces carillons. Le maire s’est vu condamné à débrancher le système électrique qui lançait le branle depuis près de cinquante ans. Une question se pose désormais. Les campagnes se vident chaque jour un peu plus. Devront-elles aussi taire leurs cloches comme elles le doivent déjà pour les coqs de leurs basse-cours ? N’entendrons-nous plus que les tracteurs des derniers paysans, les tronçonneuses des bûcherons et les criailleries des corbeaux ? Et jusqu’à quand ces ultimes traces de vie seront-elles encore tolérées ? Le monde tournera-t-il mieux lorsque le silence du désert aura déposé sa chape de plomb sur nos terroirs ?