Cela faisait longtemps qu’il aimait Fabienne en secret, mais il n’osait pas lui avouer les sentiments qu’il éprouvait pour elle. Ils se voyaient souvent, pourtant. Très souvent, même. Ils se retrouvaient autour d’un verre avec des amis ou allaient au cinéma. C’était gai, ils se parlaient, riaient des mêmes choses ou refaisaient le monde à coup d’idées grandioses, des idées comme on n’en a qu’à vingt ans. Ils étaient toujours d’accord sur tout et au plus fort des discussions, quand les autres, criant et vociférant, en venaient presqu’aux mains, ils échangeaient entre eux des regards amusés qui en disaient long sur leur complicité. Le problème, c’est qu’il n’était pas possible de parler un peu intimement au milieu d’un groupe si agité, même s’il s’agissait de bons amis. Il aurait fallu s’isoler un peu. Pourtant de tels moments arrivaient parfois, notamment quand ils restaient seuls dans le café, vers une ou deux heures du matin, lorsque tous les autres étaient partis. Lors de ces tête-à-tête, la complicité déjà évoquée était plus grande encore, même s’ils restaient là sans rien dire. En effet, ils n’avaient même pas besoin de parler pour se comprendre. Ils se sentaient bien comme cela, l’un avec l’autre, et c’était suffisant.
Pourtant, quand il rentrait chez lui dans la nuit noire, le long de la voie du chemin de fer, il s’en voulait de n’avoir pas osé. Une autre fois, c’était juré, il lui parlerait et lui dirait tout ce qu’il avait dans le cœur. Oui, mais c’était risqué quand même ! Si elle prenait peur et si elle mettait un terme à leur amitié ? Bon, c’était vrai qu’elle le regardait parfois à la dérobée, il l’avait bien remarqué et c’était vrai qu’à ces moments-là elle baissait vite le regard, comme si elle avait été prise en faute, mais cela ne voulait encore rien dire. Ou au contraire cela voulait dire qu’elle avait peur, justement, qu’il ne prît pour un intérêt trop appuyé ce qui n’était finalement que de l’amitié. Bref, plus il se mettait à réfléchir de la sorte et moins il trouvait le courage nécessaire pour avouer cet amour qui pourtant le rongeait intérieurement. Quand enfin il arrivait chez lui, à une heure avancée de la nuit, il se mettait au lit et s’endormait aussitôt, n’ayant pris aucune décision.
Les semaines passaient cependant et bientôt ce seraient les vacances scolaires. Elle partirait un long mois en Provence avec sa famille et Dieu seul sait qui elle pourrait rencontrer là-bas. Il fallait faire vite. Mais plus l’échéance approchait et moins il osait prendre son amie à part et lui dire simplement : « Je t’aime ».
Un matin, pourtant, il lui sembla avoir trouvé la solution. Il lui écrirait ! Une belle et longue lettre où il dirait enfin ce qu’il éprouvait, sans rien cacher. Par écrit, ce serait quand même plus facile. Les mots viendraient les uns après les autres, s’assembleraient, et finiraient par prendre un sens. Il ne sentirait pas son regard de fille posé sur lui, ce regard qui le paralyserait à coup sûr s’il se lançait dans une déclaration amoureuse. Bien au contraire il pourrait s’expliquer en toute quiétude, trouver des arguments, tenter de convaincre…
Evidemment, ce ne fut pas aussi facile qu’il le pensait d’écrire cette lettre, et il dut s’y prendre à trois ou quatre fois, barrant les mots, déchirant le papier, en reprenant un autre, pour le déchirer de nouveau, mais enfin il y parvint. Il ne restait plus qu’à glisser la précieuse missive dans une enveloppe, mais cela aussi prit du temps. Car écrire, c’était bien, mais rencontrer le lendemain la personne dans le café habituel, au milieu des amis, c’en était une autre. Alors il prit la décision d’attendre un petit peu que sa tendre amie soit partie en vacances pour lui envoyer sa déclaration d’amour en Provence, sur son lieu de villégiature. Cela lui laisserait trois semaines à la fois merveilleuses et angoissantes pour attendre sa réponse. Cela lui laisserait surtout un petit répit avant de savoir si elle répondrait favorablement ou non à son amour.
La lettre était partie depuis trois jours et Fabienne depuis une semaine quand la nouvelle tomba, abrupte, incroyable : lors d’une excursion dans le massif des Maures, la voiture de ses parents, en voulant éviter un sanglier, était tombée dans un ravin. Il n’y avait pas eu de survivants.
Le jour de l’enterrement, il pleuvait. C’était une petite bruine fine et tenace qui vous faisait frissonner bien qu’on fût en plein juillet. Tout le monde était là, atterré et silencieux. Sa famille à elle, les oncles, les tantes, les cousins, tous ceux qu’on ne connaissait pas et qu’on n’avait même jamais vus. Mais surtout tous les amis étaient là aussi, ceux de l’école et du café, revenus en train express pour la circonstance, qui de Quiberon, qui de Marbella, qui de Florence.
En rentrant chez lui, tout en marchant le long de la voie ferrée, il entendait encore les pelletées de terre qui tombaient sur son cercueil et il avait bien du mal pour ne pas pleurer, là, devant tout le monde. Un train passa, emportant des vacanciers pour des destinations lointaines. Plus rien n’avait de sens. Plus rien n’aurait jamais plus de sens. La vie venait de s’arrêter pour toujours.
Il ouvrit la porte de sa maison et machinalement regarda dans la boîte aux lettres. Il y avait une carte du Lavandou. De sa belle écriture ronde, Fabienne disait : « il y a si longtemps que j’attendais ce moment ! Moi aussi je t’aime ! Je pense tout le temps à toi. A très bientôt mon ange. »
Massif des Maures