Éditions Héros-Limite, janvier 2014.
Lecture d’Angèle Paoli
« MIDI / JE REJOINS / L’ÉLÉGIE / DU JE / COMMUN »
Après Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, Fabienne Raphoz publie Terre sentinelle, à nouveau aux éditions Héros-Limite. Les « tampons » d’abeilles (ou de mouches) en jaune et violine (un seul tampon violine pour treize jaunes) qui papillonnent en couverture (sur la première et la quatrième), augurent d’emblée d’un voyage au cœur de la Nature. Et pour qui aime la nature et « tous les animaux de la terre » qu’elle nous offre, le plaisir du voyage est assuré. Un voyage léger, aérien. Ponctué dans le feuilletage du livre de taches, bulles, pointillés de constellations, ébauche d’alvéoles. Mais aussi de traits et de ponctuations d’oiseaux. Le serpent d’un cours d’eau ondule sur une page — tous les dessins sont d’Ianna Andreadis — tandis que quelques clichés miniatures en noir et blanc font leur apparition sur d’autres pages. L’ombre chinoise d’une tête caprine — une antilope bleue — clôt le recueil dont le contenu se répartit en onze chapitres aux titres parfois mystérieux. Ur / Mozambique / Arva / Luco. À la fin de l’ouvrage, une nomenclature où sont énumérés les noms des animaux cités dans l’ouvrage, de A à Z. D’abeille à zèbre. Sans oublier l’eurycère de Prévost, l’hippotrague bleu, le maki catta… Et la vanga sittelle, un oiseau « fabuleux ». Terre sentinelle veille. À la protection des espèces, à l’évolution des formes, à leur diversité infinie. Immense. Terre de richesse et de calligrammes.
Sur la page, la mise en espace varie. Les poèmes, minimalistes et souvent éclatés, appellent la respiration. De grands blancs aèrent la page. Certains poèmes suivent les ondulations capricieuses de l’Arve. Dont l’Ypsilon du bassin de déjection dessine sa marque féminine au fond de la vallée. Le flux des mots — leur déboulement sur la page — mime les éboulis. À l’arrivée, l’Arve se prend au jeu du miroir :
« et si
schistes
gypses
cargneules
moraines
tous
les
é
bou
lis
dé
bou
lent
dans le lit
d’Ar
V
a »
La disposition des textes — alternance — ou/et juxtapositions de poèmes et de proses, leur typographie, s’adaptent à la forme que prend le discours : définitions (cluse, castor, torrent…), proverbes, contes populaires, extraits de traités géographiques, études, citations…
Ainsi, au bas de la page 58, trouve-t-on, en corps de note, la définition du mot cœlacanthe :
« Cœlacanthe sp., Latimeria sp.,
Poissons à nageoires charnues
(Sarcoptérygiens)
Cœlacanthiformes, Latimeriidae »
« Dragon des mers commun, Phyllopteryx
taeniolatus,
Poissons à nageoires rayonnées (Actinop-
térigiens), Syngnathiformes, Syngnathidésés »
« abeille coucou de Virgile... / ...de Michelet / ...de Maeterlinck / ...de Valéry
Arva serait un nom préromain voire préceltique, on lui donne
la signification d’eau courante. D’après Adolphe Cros, Étymologie des noms de lieux de la Savoie, Chambéry, 1935. » Et l’Arve de décliner, dans la section intitulée « de la gnature d’Arva » (« de la naissance d’Arva » ? mais aussi aphérèse de « signature » ?), toutes les formes de sa présence. Certains des ouvrages cités remontent à 1914. D’autres, plus loin encore dans le temps. Dix ans avant la Révolution Française. Comme ce récit de voyage, signé Horace-Ferdinand de Saussure. Alpiniste et naturaliste, ce contemporain de Jean-Jacques Rousseau, ancêtre du linguiste suisse de même patronyme Ferdinand de Saussure, est l’auteur de Voyages dans les Alpes, précédés d’un essai sur l’histoire naturelle des environs de Genève (1779). C’est que Fabienne Raphoz, ornithologue et érudite, connaît sa Haute-Savoie jusqu’au bout des phalanges. Autant dire, à la perfection. Et rien, dans son approche, n’échappe à sa vigilance et à son savoir. Tout l’intéresse. Tout la passionne. Et voilà que la lectrice attentive se prend dans les rets de ce savoir et s’immerge dans la lecture des notices, notules, extraits, définitions et autres textes en écho avec la poésie. Et la poésie dans tout cela justement ? Elle est bien là, nonchalante dans la page, qui rebondit d’un mot à l’autre, creuse ses silences, dessine ses espaces. Et prend toutes sortes de morphologies. Elle apparaît en filigrane, discrètement, à travers les noms des poètes qui se glissent parfois au détour d’une page. Ainsi du poète espagnol José Ángel Valente, qui continue d’interroger la poète Fabienne Raphoz par son propre questionnement : « What killed the dinosaurs? se demande — en anglais
dans le texte — José Ángel Valente — poète
dans son Paysage — avec des oiseaux
jaunes ? Qu’est-ce que j’entends ? La question, l’adresse, puis au-delà de l’adresse,
la question. »
« Bleu fait mâle
des filles
au fil furtif
d’éternité »
ou encore, pour évoquer le cnidaire pélagique Velella vellela, ces filaments de bleu :
« Bleu flotte
singulière œuvre vive
de verre
soufflé »
« j’écris aussi loin que possible de moi »
« et pourtant
parlant partant
d’elle
ne parle
que de moi
— fleuve
« j’écris le mot SOURCE
pour que surgisse en moi
la naissance d’Arva, »
et le fleuve, dès lors, entre passerelles et ponts, « divague à son gré » sur la page, jusqu’à l’ultime Ypsilon du torrent. S’ouvre alors la neuvième section du recueil : « Luco ». Quatre pages à peine. La poète y énonce ce qu’elle n’est pas. Naturaliste. Sous forme de répétition anaphorique, elle énumère, tout ce qu’elle a connu :
et les lapins aux cul-blanc
j’ai connu la mare aux têtards
et les métamorphoses… »
et, actualisant son propos, annonce/énonce :
« aujourd’hui onze mars je voudrais faire savoir
que le magnolia explose
que la canne couve
que le troglodyte se découvre
que les jonquilles s’ouvrent
que les fleurs de crocus se fanent
que le pigeon mort flotte
que le colombin tient la garde
que les abeilles abeillent »
Mais la neige met fin soudain, à la fois à l’énumération et au processus de vie /de mort
« et la terre
Sentinelle
s’interrompt. »
tenaillés par le désir
de dire je dans l’espèce. Imagine un monde sans première
personne où tout
commencerait avec toi et avec ils. Bourdon abeille libellule
grillon éphémère » Et la poète de reprendre en écho, dans l’ultime section du recueil, « L’intimité du monde » (dont les vers de Bouquet sont l’exergue) :
« oublie je
écoute le grillon
sous la pluie
écoute les merles
qui sont cinq
oublie je
offre »
« dire le nom des choses
et quelque chose
se dénoue »
est-ce que le poème
peut dire
le secret
— du grenier ?
est-ce que la question
— qui précède
est toujours
le poème ? » Ainsi, il y a des plaies que ni le merle ni le loriot ne parviennent à cautériser. Peut-être, certains jours, le chant des oiseaux et les mots du poème — leur accord provisoire —, permet-il de dépasser la peur et la « tristesse simple »/ « de ce qui est perdu ». Le « je » alors retrouve droit de cité sur la page :
je rejoins
l’élégie
du je
commun .
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
FABIENNE RAPHOZ
Image, G.AdC
■ Fabienne Raphoz
sur Terres de femmes ▼
→ [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)
→ « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
→ Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de BLDD, Belles Lettres Diffusion Distribution) <une fiche sur Terre sentinelle [PDF]
Retour au répertoire du numéro de janvier 2014
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »