Fabienne Raphoz, Terre sentinelle par Angèle Paoli

Publié le 26 janvier 2014 par Angèle Paoli
Fabienne Raphoz, Terre sentinelle,
Éditions Héros-Limite, janvier 2014.


Lecture d’Angèle Paoli


« MIDI / JE REJOINS / L’ÉLÉGIE / DU JE / COMMUN »

Après Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, Fabienne Raphoz publie Terre sentinelle, à nouveau aux éditions Héros-Limite. Les « tampons » d’abeilles (ou de mouches) en jaune et violine (un seul tampon violine pour treize jaunes) qui papillonnent en couverture (sur la première et la quatrième), augurent d’emblée d’un voyage au cœur de la Nature. Et pour qui aime la nature et « tous les animaux de la terre » qu’elle nous offre, le plaisir du voyage est assuré. Un voyage léger, aérien. Ponctué dans le feuilletage du livre de taches, bulles, pointillés de constellations, ébauche d’alvéoles. Mais aussi de traits et de ponctuations d’oiseaux. Le serpent d’un cours d’eau ondule sur une page — tous les dessins sont d’Ianna Andreadis — tandis que quelques clichés miniatures en noir et blanc font leur apparition sur d’autres pages. L’ombre chinoise d’une tête caprine — une antilope bleue — clôt le recueil dont le contenu se répartit en onze chapitres aux titres parfois mystérieux. Ur / Mozambique / Arva / Luco. À la fin de l’ouvrage, une nomenclature où sont énumérés les noms des animaux cités dans l’ouvrage, de A à Z. D’abeille à zèbre. Sans oublier l’eurycère de Prévost, l’hippotrague bleu, le maki catta… Et la vanga sittelle, un oiseau « fabuleux ». Terre sentinelle veille. À la protection des espèces, à l’évolution des formes, à leur diversité infinie. Immense. Terre de richesse et de calligrammes.

Sur la page, la mise en espace varie. Les poèmes, minimalistes et souvent éclatés, appellent la respiration. De grands blancs aèrent la page. Certains poèmes suivent les ondulations capricieuses de l’Arve. Dont l’Ypsilon du bassin de déjection dessine sa marque féminine au fond de la vallée. Le flux des mots — leur déboulement sur la page — mime les éboulis. À l’arrivée, l’Arve se prend au jeu du miroir :

« et si

schistes
gypses
cargneules
moraines tous
les
é
bou
lis

bou
lent dans le lit d’Ar   V
  a » La disposition des textes — alternance — ou/et juxtapositions de poèmes et de proses, leur typographie, s’adaptent à la forme que prend le discours : définitions (cluse, castor, torrent…), proverbes, contes populaires, extraits de traités géographiques, études, citations…

Ainsi, au bas de la page 58, trouve-t-on, en corps de note, la définition du mot cœlacanthe :


« Cœlacanthe sp., Latimeria sp.,
Poissons à nageoires charnues
(Sarcoptérygiens)
Cœlacanthiformes, Latimeriidae »

Et, à l’identique, page 59, en vis-à-vis de la définition du mot cœlacanthe, celle du dragon des mers :


« Dragon des mers commun, Phyllopteryx
taeniolatus,

Poissons à nageoires rayonnées (Actinop-
térigiens), Syngnathiformes, Syngnathidésés »

Intitulée « L’évolution des formes s’étend à la couleur », la troisième section de l’ouvrage propose — en bas de chaque page — le nom d’un énigmatique animal ainsi que sa définition. Un peu plus loin, dans la même section, des listes tout aussi mystérieuses composent la page : « Proposition pour une nouvelle classification des syrphes vespichromes et /ou vespiformes ». Syrphe ? Mouche de la famille des syrphidés, de l’ordre des diptères, me dit le Petit Larousse. Suivent trois séries de listes de noms latins. Vespichrome / vespiforme. Il y a de l’abeille dans l’air. Cela se confirme avec le texte intitulé « Éloges », qui annonce l’existence de 35 noms français d’espèces d’abeilles. Elles ont un nom à faire rêver, les abeilles : « Mélipone des Mayas » (serait-ce elle qui aurait inspiré à Nisan Takahashi le dessin animé Maya l’abeille ?) / Mélipone des Kayapos / Mélipone des Isaias… Et l’on découvre, non sans un étonnement amusé, qu’il existe aussi, côté mâle, toute une Tribu Bombini, dans laquelle se cachent un Bourdon de Charlus, un Bourdon de Chaucer, un Bourdon de Jünger… Mais aussi un Bombus humilisd’Emily (Dickinson ? Que fait donc ici la poète de Amherst, au milieu de tous ces mâles, invertis ou non ? Nous ne le saurons pas !) Ainsi, poètes et écrivains ont-ils chacun leur abeille :


« abeille coucou de Virgile... / ...de Michelet / ...de Maeterlinck / ...de Valéry 

Pourquoi tout cela me rend-il euphorique ? Je l’ignore, à vrai dire ; sinon que ce savant effeuillage d’insectes, d’animaux en tous genres, accompagnés de tout leur complexe appareillage de familles, de genres, de sous-genres… et d’hommes de lettres, a quelque chose de totalement jubilatoire. Ailleurs, d’autres listes créent sur les pages toute une géographie de noms propres. La Terre veille sur ses habitants et sur les lieux qu’ils peuplent. Terre sentinelle livre de multiples définitions, les unes extraites d’un Précis de Géomorphologie, les autres d’une Revue de Géographie alpine, mais également de guides et de précis portant sur la Haute-Savoie : « Une étymologie : L’ARVE, affluent du Rhône est ordinairement noté Arva.

Arva serait un nom préromain voire préceltique, on lui donne

la signification d’eau courante. D’après Adolphe Cros, Étymologie des noms de lieux de la Savoie, Chambéry, 1935. » Et l’Arve de décliner, dans la section intitulée « de la gnature d’Arva » (« de la naissance d’Arva » ? mais aussi aphérèse de « signature » ?), toutes les formes de sa présence. Certains des ouvrages cités remontent à 1914. D’autres, plus loin encore dans le temps. Dix ans avant la Révolution Française. Comme ce récit de voyage, signé Horace-Ferdinand de Saussure. Alpiniste et naturaliste, ce contemporain de Jean-Jacques Rousseau, ancêtre du linguiste suisse de même patronyme Ferdinand de Saussure, est l’auteur de Voyages dans les Alpes, précédés d’un essai sur l’histoire naturelle des environs de Genève (1779). C’est que Fabienne Raphoz, ornithologue et érudite, connaît sa Haute-Savoie jusqu’au bout des phalanges. Autant dire, à la perfection. Et rien, dans son approche, n’échappe à sa vigilance et à son savoir. Tout l’intéresse. Tout la passionne. Et voilà que la lectrice attentive se prend dans les rets de ce savoir et s’immerge dans la lecture des notices, notules, extraits, définitions et autres textes en écho avec la poésie. Et la poésie dans tout cela justement ? Elle est bien là, nonchalante dans la page, qui rebondit d’un mot à l’autre, creuse ses silences, dessine ses espaces. Et prend toutes sortes de morphologies. Elle apparaît en filigrane, discrètement, à travers les noms des poètes qui se glissent parfois au détour d’une page. Ainsi du poète espagnol José Ángel Valente, qui continue d’interroger la poète Fabienne Raphoz par son propre questionnement : « What killed the dinosaurs? se demande — en anglais
dans le texte — José Ángel Valente — poète
dans son Paysage — avec des oiseaux
jaunes ? Qu’est-ce que j’entends ? La question, l’adresse, puis au-delà de l’adresse,
la question. »



Puis, en réponse, en page de droite, isolé en haut de page, cet aphorisme :



« La variation propose le milieu dispose » Nicolas Pesquès (l’exergue extrait de La Face nord de Juliau, cinq mais aussi le vers « L’alouette cerf-volant dévida son plain-chant »), Philippe Beck (Poésies didactiques), Stéphane Bouquet (Amours suivants), tous poètes contemporains proches de Fabienne Raphoz, signent à tour de rôle leur présence. Mais aussi Eugène Guillevic, George Oppen, Cole Swensen, Robert Duncan. Et aussi des peintres. Yves Klein et Caspar David Friedrich. Au commencement, il y a la passion de la poète pour l’évolution. Et, de même qu’il y a chez Nicolas Pesquès l’obsession de cerner le « jaune de Juliau », il y a chez Fabienne Raphoz, l’obsession de dire la couleur du monde. Celle du bleu qui domine dans la nature en évolution. Le bleu des rémiges des oiseaux, celui des astérides et des vélelles, celui de la mer et des forêts :


« Bleu fait mâle

demoiselle oiseau qu’encoeure l’or
des filles


au fil furtif

à force


d’éternité »


ou encore, pour évoquer le cnidaire pélagique Velella vellela, ces filaments de bleu :


« Bleu flotte

médusé en colonie
singulière œuvre vive
de verre
soufflé »



De qui d’autre parle-t-elle ? s’interroge le lecteur. Sinon d’elle-même à travers les passions qui l’animent ? Et si elle parle d’Arva, n’est-ce pas d’elle (ou de sa naissance) qu’elle parle ? Même si, suivant la voie tracée par le poète André du Bouchet, Fabienne Raphoz écrit, dans la section intitulée « de la gnature d’Arva » :


« j’écris aussi loin que possible de moi »

Et pourtant, pourtant poursuit-elle :


« et pourtant
parlant partant


d’elle


ne parle
que de moi
— fleuve

Arva; » Trois pages plus loin, la poète confie :


« j’écris le mot SOURCE
pour que surgisse en moi
la naissance d’Arva, »


et le fleuve, dès lors, entre passerelles et ponts, « divague à son gré » sur la page, jusqu’à l’ultime Ypsilon du torrent. S’ouvre alors la neuvième section du recueil : « Luco ». Quatre pages à peine. La poète y énonce ce qu’elle n’est pas. Naturaliste. Sous forme de répétition anaphorique, elle énumère, tout ce qu’elle a connu :

« j’ai connu la garenne de Saint-Martin-des-Champs
et les lapins aux cul-blanc
j’ai connu la mare aux têtards
et les métamorphoses… »


et, actualisant son propos, annonce/énonce :


« aujourd’hui onze mars je voudrais faire savoir


que le magnolia explose
que la canne couve
que le troglodyte se découvre
que les jonquilles s’ouvrent
que les fleurs de crocus se fanent
que le pigeon mort flotte
que le colombin tient la garde
que les abeilles abeillent »


Mais la neige met fin soudain, à la fois à l’énumération et au processus de vie /de mort


« et la terre
Sentinelle


s’interrompt. »

Au commencement de l’écriture, il y a ce souci récurrent d’éloigner le « je » de la page. Une détermination de la même famille que celle qui dicte ces vers à Stéphane Bouquet, dans son recueil Amours suivants : « j’aime bien les mouches et tous les insectes qui ne sont pas
  tenaillés par le désir
  de dire je dans l’espèce. Imagine un monde sans première
  personne où tout
  commencerait avec toi et avec ils. Bourdon abeille libellule
  grillon éphémère » Et la poète de reprendre en écho, dans l’ultime section du recueil, « L’intimité du monde » (dont les vers de Bouquet sont l’exergue) :


« oublie je
écoute le grillon
sous la pluie
écoute les merles
qui sont cinq


oublie je


offre »

Pourtant, c’est bien dans « L’intimité du monde », que le poème prend son envol, délesté de toutes les balises du savoir qui jalonnent le recueil. L’interrogation est au cœur des mots pour peser ce que le poème peut dire :


« dire le nom des choses
et quelque chose
se dénoue »

Parfois le sentiment des limites se fait terriblement sentir et avec elles, celui de l’incapacité à dire : « (d’ici)
est-ce que le poème
peut dire
le secret
— du grenier ?
est-ce que la question
— qui précède
est toujours
le poème ? » Ainsi, il y a des plaies que ni le merle ni le loriot ne parviennent à cautériser. Peut-être, certains jours, le chant des oiseaux et les mots du poème — leur accord provisoire —, permet-il de dépasser la peur et la « tristesse simple »/ « de ce qui est perdu ». Le « je » alors retrouve droit de cité sur la page :



. midi

je rejoins

l’élégie

du je

commun .


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli





FABIENNE RAPHOZ

Image, G.AdC

■ Fabienne Raphoz
sur Terres de femmes

[Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)
→ « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
→ Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de BLDD, Belles Lettres Diffusion Distribution) <une fiche sur Terre sentinelle [PDF]



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