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Et les blogueuses niquèrent wikio (Du temps où l'on bloguait, 4)

Publié le 27 janvier 2014 par Secondflore

Février 2009. Dans le salon d'un grand hôtel, des professionnels du marketing 2.0 parlent de marketing prédictif et des nouveaux usages des consommateurs. Parmi eux, un jeune homme à tête de powerpoint et cravate fantaisie travaille pour un grand éditeur. Il représente la relève – ces nouveaux pros issus des grandes écoles qui peu à peu prennent le pouvoir dans les groupes d'édition. Devant ses pairs, le jeune mercateur explique fièrement que désormais, avec le nouveau classement Wikio, il est à l'écoute des attentes des lectrices (les lecteurs comptent peu, ils ne lisent que des polars) et des cibles prioritaires du nouveau marketing digital de la marque. Les autres acquiescent : si même l'édition se met à la page, se disent-ils, le monde est bien entré dans une nouvelle ère.

blogueuses wikio
… Mais revenons à la vraie vie, et à nos blogueuses.

Ainsi donc, elles n'avaient tapé sur aucun bambou et elles étaient N°1. Dès la première édition du classement wikio, nos blogueuses se retrouvèrent au firmament de la rubrique Littérature.
Mais au fait, qu'est-ce que ça rapportait, d'être N°1 ?
Un petit boost à l'ego, sûrement, les premiers temps. Puis arrivèrent les premiers commentaires un peu aigres-doux au milieu des smileys, les "demandes d'ajout" rarement très fines et les mails vengeurs d'internautes aigries qui accusaient nos blogueuses (qui n'avaient rien demandé) de comploter pour conserver leurs places au classement... Autant de rançons à payer d'une gloire dont elles se seraient bien passé, et qui nuisaient considérablement au plaisir d'écrire.

Quant au plaisir de lire, il était toujours là, mais là aussi, le classement changeait un peu la donne. Parce qu'être N°1, ça rapportait aussi tout plein de services de presse et autres demandes de partenariat de la part des maisons d'édition. Vous me direz, c'était plutôt une bonne nouvelle, des livres gratos, pour elles qui dépensaient chaque mois en romans ce que d'autres claquent en cafés au Flore (4ϵ80 l'expresso, me dit-on). Ça l'était un peu moins quand il s'agissait d'aller chercher à la Poste un colis non sollicité qui contenait le témoignage bouleversant d'une femme à douze doigts ou la biographie-confession d'une semi-célébrité.
Comme elles sont polies, les blogueuses ont chroniqué ces livres, au début, puis elles en eurent assez des miniatures nombrilistes, des tribulations de jeunes trentenaires et des best-sellers autoproclamés. Et quand elles se plaignaient de la taille sans cesse croissante de leur PAL, c'était avec une petite pointe d'amertume.

... C'est que la cœur n'y était plus vraiment. Elles avaient beau s'en moquer, le Marketing avait posé sa main sur leur petit monde et rien ne serait plus comme avant. L'âge d'or était révolu et le Chiffre allait l'emporter sur les lettres - feuilleton connu.

Au même moment, un peu partout en France, des lecteurs et lectrices montaient à leur tour leur blog littéraire, bien décidés à se brosser l'ego aux statistiques et à profiter de ces avantages que les blogueuses dédaignaient. Ceux-là guettaient leur progression au classement, concouraient très sérieusement au "prix des blogueurs" de Elle, et harcelaient les maisons d'édition (voire les auteurs) pour recevoir des livres (bonjour, votre roman m'intéresse, pouvez-vous me l'envoyer ? Grâce à moi vous serez célèbre car je suis sur la Toile). On vit même fleurir des agrégateurs qui se contentaient de recenser les quatrièmes de couverture des romans, on se demandait bien à quoi bon...

… Et nos blogueuses finirent elles ussi par se poser la question : à quoi bon ? Elles s'étaient construit une position dominante et n'avaient aucune envie d'en abuser – un économiste ou un fondateur de wikio aurait sans doute jugé cela contre-nature. Ce qu'elles voulaient, c'était lire les livres dont elles avaient envie, s'amuser et partager.
Alors elles firent ce qu'aucun autre blogueur, à ma connaissance, n'a fait dans aucune autre des catégories de wikio. Un truc tellement simple et à la fois tellement fou, qui m'inspire encore des applaudissements quand j'y repense...
Qui fut la première ? Je ne sais plus. Mais elles furent plusieurs à écrire à M. Wikio pour demander qu'on les retire du classement. Et dès que l'une d'elles se retrouvait en tête, par abandon des copines, elle écrivait à son tour pour exiger qu'on la laisse tranquille, jusqu'à ce que le classement perde toute signification.

Les blogueuses avaient niqué Wikio et retrouvé leur liberté.
Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans cette même période, plusieurs d'entre elles s'enhardirent jusqu'à changer de voie professionnelle. Elles devinrent journaliste, bibliothécaire ou libraire... L'une d'elles, si si, devint même Angéla Morelli.

Mais de cela, nous parlerons la semaine prochaine.

J'allais oublier. Quelques mois après ce petit déjeuner 2.0, j'appris que le jeune loup de l'édition avait rencontré l'une de ces lectrices au grand cœur. Il lui fit ses avances avec l'aplomb et la délicatesse d'un ex ministre des finances. Inutile de préciser qu'elle sut l'éconduire comme un télémarquetteur indélicat. Les lettres venaient de prendre une belle revanche sur les chiffres. Hop.


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