A quoi peut bien servir l'actualité littéraire ? A humer le présent, peut-être, quoique souvent on s'en passe très bien (n'est pas Carrère ou Hellebecq qui veut). Et puis parfois, à défricher le passé. Quelques éditeurs au goût affirmé ressortent de vieux titres oubliés, comme un ami qui vous confierait un secret que jusqu'ici seuls quelques initiés s'échangeaient, ou une pépite trouvée au fond d'un grenier.
Ainsi cette réédition par le Tripode du "Messager", de Charles S. Wright.
Sur le bonhomme, j'en savais autant que vous : rien. Mais il y a ce portrait en couverture, comme une promesse, et la grande M. qui me l'avait mis en mains, sûre d'elle.
Je l'ai ouvert comme on ouvre une porte en passant seulement la tête, et je me suis retrouvé à New-York au début des années 60, dans l'appart' miteux d'un jeune métis, vue sur l'Empire State Building et les putes de la 49e rue. Le frigo était vide à part quelques bières, et dans l'air flottaient une fumée de cigarette et une menace d'expulsion.
Vous entrerez sans préambule, direct dans l'action.
Les gosses des gitans eux aussi rôdent dans la rue. La gamine a cinq ans, le garçon six. Ils vendent des fleurs en papier. Un pigeon qui se balade avec une fille donne dix cents au gosse et lui dit de garder la fleur. Il prend le bras de la fille et ils s'en vont en riant, tous fiers d'explorer les bas-fonds. Le gosse au doux visage me regarde et marmotte entre ses dents : « Pauvres cons. » (Page 1. Et bim.)
Passeront ensuite le copain junkie, la petite-amie-mais-pas-vraiment, la petite voisine aux yeux malins, le couple d'amis blancs, Claudia la transexuelle, etc.
Charles, le narrateur, est au centre de ce petit monde et en dehors à la fois, observant les gens et la ville de son œil curieux, amusé ou désabusé, toujours bienveillant – acteur oui, mais de la vie des autres, comme son métier de messager. Le tout sans le moindre effet de style pour mieux laisser le lecteur se balader lui-même dans le décor, factuel jusqu'à la moelle.
Vers la page 30, ayant déjà croisé dix personnages, vous commencerez à vous demander quand l'histoire va décoller. Page 40, comprenant que la ronde n'aura pas de fin, vous hésiterez à le reposer... Mais une seule page de plus et vous vous rendrez compte qu'il est trop tard, que vous êtes déjà dans l'histoire.
Alors vous rencontrerez des hippies avant l'heure, vous éviterez in extremis le verre de trop, ou pas, vous irez tapiner dans un bar où les blancs sont toujours prêts à payer, vous irez porter un pli à Wall Street. Au milieu de tout ça, vous creuserez votre Charles Wright – son enfance dans le Mississipi, l'armée en Corée, les rêves new-yorkais – pour mieux coller au personnage.
"Le messager", c'est un peu les Chroniques de San Francisco, sur la côte Est et en noir et blanc. En noir, surtout. En plus profond, aussi. Maupin faisait dans la disco, Wright est dans le blues, le pur.
Lire ce livre, cinquante ans après qu'il a été écrit, c'est un peu comme ressortir un bon vieux blues – une guitare, un type et une âme –, remasterisé juste ce qu'il faut pour ne rien dénaturer, et qu'on écoutera ad lib jusqu'à le trouver bien plus fort que toutes les imitations et les reprises, alourdies par les arrangements, les overdubs et les afféteries de chanteurs à la mode.
Tous les livres qu'on aime ne viennent pas du blues, mais quand il est joué comme ça, on en redemande. Ça tombe bien, c'est une trilogie, me dit-on. Et ils sont en train de traduire la suite.
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Allez, bonus.
- Vous êtes la première personne de couleur que je connaisse, annonce soudain Peter en tâtonnant pour trouver une cigarette. Je veux dire... à l'exception de ma bonne.
- Ça ne m'étonne pas, dis-je suavement.
Je bois un gin tonic ; Peter, de la bière dans un gobelet d'argent ciselé.
- Vous aimez le tennis ?
- Non.
- L'opéra ?
- Non.
- Vous vous intéressez à la politique ?
- Non.
Peter pose délicatement son gobelet d'argent et sourit :
- Je parie que vous aimez baiser.
Oh merde, me dis-je en sentant la dépression habituelle s'installer en moi. Je donnerais n'importe quoi pour rencontrer une fois quelqu'un qui me surprenne. J'ai étudié les gens pendant près de vingt-neuf ans et c'est un supplice que d'être capable de tous les classer d'avance, chacun dans leur fente, comme des sous dans un distributeur de cigarettes.
... Oui, des "sous". La traduction de ce premier volet est parfois un peu vieillotte sur le vocabulaire mais ça ne vous gênera pas. Elle est comme le léger crachotement sur l'enregistrement du disque mais seul le rythme compte, et l'ambiance. Gaffe au décalage horaire, avec les livres noirs les nuits peuvent être blanches.