Largement reconnu en Russie, le romancier Mikhaïl Chichkine, établi à Zurich, a suivi les traces de ses compatriotes dans notre pays. Une vraie saga !
Dans le grand roman qu'on pourrait intituler "Le voyage en Suisse", les Russes alignent la distribution de personnages la plus fantastique. Les uns s'exaltent devant ce "pays de nature pittoresque, terre de liberté et de prospérité", tel Nikolaï Karamzine qui lança le mouvement vers 1790 en disciple de Rousseau. D'autres seront plus critiques, voire féroces. Tolstoï s'exclame ainsi que "les Suisses ne sont pas un peuple poétique". Et l'anarchiste poseur de bombes Netchaïev: "On s'ennuie mortellement ici"...
Or quoi de commun entre la Russie et la Suisse ? "D'un côté, un sixième des terres du globe et de l'autre, une tête d'épingle sous les cieux, tous deux unis par un invisible nerf tendu", écrit Mikhaïl Chichkine. Pourtant, "dans ce "pays-station-balnéaire" se produisent des événements qui auront des conséquences fatidiques sur le destin du "pays-empire". Ici, des cerveaux donnent naissance à des idées qui, à des centaines et des milliers de verstes de Bâle et de Lugano, se transforment en livres, en tableaux, en exécutions d'otages. Dans le silence des bibliothèques de Zurich et de Genève sont concoctées des recettes d'après lesquelles sera préparée une bouillie sanglante pour des générations affamées"...
La Suisse russe, c'est ainsi le paradoxe d'une intelligentsia qui n'apprendra rien de la démocratie helvétique. Dostoïesvki, passant à Genève, détestera les "petits malins" de l'émigration révolutionnaire, sans rien comprendre pour autant à notre pays.
Né en 1961 à Moscou en pleine guerre froide, l'écrivain, fils de prof de lettres divorcée et membre du Parti, a été marqué dès son adolescence par la lecture (clandestine) de Pasternak et Soljenitsyne. Sa première passion littéraire européenne fut Max Frisch, qui nous fait alors retrouver "sa" Suisse évoquée, une première fois, dans un autre livre remarquable intitulé Dans les pas de Tolstoï et Byron.
La boucle se refermant en nos murs, l'on rappellera enfin que c'est à Lausanne, à l'enseigne des éditions L'Age d'Homme, que le meilleur de la littérature russe a été traduit, de Pouchkine à Vassili Grossman, ou du prodigieuxPetersbourg d'Andréi Biély (qui fut aussi notre hôte) à L'Avenir radieux d'Alexandre Zinoviev dont le souvenir de la présence hante de mythiques soirées...
Mikhaïl Chichkine. La Suisse russe. Traduit par Marilyne Fellous. Fayard, 516p.
Mikhaïl Chichkine en dates
1961 - Naissance à Moscou. Parents divorcés. Premier roman à 9 ans sur le thème de la séparation (une page !)
1995 - S'établit à Zurich avec Franziska Stöcklin. Un enfant.
2000 - Prix du canton de Zurich pour la version originale de La Suisse russe. Prix Booker russe pour La prise d'Izmaïl, traduit chez Fayard.
2005 - Dans les pas de Byron et Tolstoï: du lac Léman à l'Oberland bernois. Noir sur blanc. Prix du meilleur livre étranger (essai).
2007 - Le Cheveu de Vénus et La Suisse russe, traduits chez Fayard.
2012 - Deux heures moins dix, roman, chez Fayard.
Ce papier a paru dans le quotidien 24Heures ce samedi 1er février 2014.