Keith Haring- Untitled, 1982
Précédemment, on a vu les élus de la Commune s'installer à l'Hôtel de Ville...
On est déjà début avril. On lit. La presse, les placards, tout. On apprend que le gouvernement isole Paris de la Province, de l’Étranger, qui ne reçoit plus ni journaux, ni lettres. Les bureaux de poste sont fermés et les courriers sont dirigés vers Versailles[1]. Le directeur des postes, malgré ses promesses à la Commune, a fui avec ses employés, après avoir expédié matériel, registres, caisse, même le mobilier à Versailles. L’impression est étrange… En même temps on ne s’y attendait pas mais ce n’est pas fait pour étonner… C’est curieux.
On frappe à la porte. C’est une voisine qui vient. Elle a l’air tracassée. On devine qu’elle va demander quelque chose. Pendant un temps, celui qu’il lui faut pour trouver ses mots, on imagine quelle peut bien être sa demande, combien elle va nous coûter d’efforts, de soucis, d’argent, sans savoir encore si on va être content de lui faire plaisir ou embarrassé. On est gêné à cette idée. Elle dit qu’elle a lu la proclamation des élus de la Commune, que la remise des loyers est confirmée[2]. Elle n’est pas sûre de ce que cela veut dire. Toutes ces grandes phrases tordues… Cela fait huit mois qu’elle n’a pas de travail[3]. Elle voudrait déménager sans qu’on lui confisque ses meubles, ses objets, ses affaires, ses souvenirs… La parole lui vient difficilement. On lui sourit pour l’encourager. On la regarde. Elle a cette façon des gens simples qui ont toujours peur de déranger, de prendre trop de place, trop de temps. On lui dit ce qu’on a compris, que tout le monde supporte sa part des efforts et donc les propriétaires aussi… Pour nous, ça veut dire « le chômage, un hiver sans feu, des journées sans pain, les enfants malades faute de nourriture… »[4] ; pour eux, ça veut dire « une légère diminution de leurs revenus »[5]. Elle esquisse un sourire qui lui mouille les yeux. Elle hésite. Elle s’étonne. [Note : sur cet étonnement des « pauvres gens » que relate Arthur Arnould, il dira qu’il était « la satire la plus éloquente et la plus cruelle qu’on pût faire de l’ancien état social, redevenu l’état actuel »[6]] Elle dit : « Mais alors, la loi n’est plus contre nous ? ». [Note : Arnould insiste : « il ne s’agissait pas là d’un acte d’humanité passager, d’une aumône déguisée, d’une grâce, d’un bon plaisir, en un mot, mais d’une des mille applications du retour au droit, à la justice, à l’égalité »[7].].
On reprend la lecture du journal. On examine avec scrupule les décisions, les mesures, les arrêtés… On regarde se dessiner, d’un trait de plus en plus précis, un visage qu’on ne croyait pas pouvoir trouver si familier : celui de la Commune.
[Note : relever ici un certain nombre de mesures prises par la Commune.
Des étrangers.
Remarquer par exemple les considérations qui accompagnent l’admission de Léo Frankel, alors qu’il est hongrois, et donc l’admission des étrangers à la Commune, qui se formulent en ces termes : « Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la république universelle… »[8].
Le plafonnement des salaires.
Noter qu’afin d’éviter que les « emplois supérieurs des services publics » soient « recherchés et accordés comme places de faveur », le maximum de traitement des employés communaux est fixé à six mille francs par an[9]. Cette mesure sera complétée plus tard, le 19 mai, par l’interdiction du cumul de traitement[10]. Ainsi, si un fonctionnaire, « en dehors de ses occupations normales » rend un « service d’ordre différent », il n’a « droit à aucune indemnité nouvelle »… Selon Louise Michel, les membres de la Commune fixent leur émoluments à quinze francs par jour, et de commenter : « ce qui était loin d’atteindre le maximum »[11]. Un petit calcul montre qu’on s’en approche pourtant… 15 francs par jour, 450 francs par mois, 5400 francs par an… A titre de comparaison, d’après Henri Guillemin, le directeur du Mont de piété recevait 20000 francs et le directeur des chemins de fer 100000 francs.[12]
La séparation de l’Église et de l’État.
Dans les considérations du décret qui sanctionne cette séparation, on peut lire : « la liberté de conscience est la première des libertés »[13]. Louise Michel aura, à ce propos, un commentaire définitif : on s’imaginait alors, on s’imagine peut-être encore, que le mauvais ménage l’Église et l’État, qui derrière eux traînent tant de cadavres, pourraient jamais être séparés ; c’est ensemble seulement, qu’ils doivent disparaître. »[14]. Arthur Arnould, lui, regrette une « faute de rédaction » quant aux choix des termes. Il rappelle que la Commune de Paris « devait éviter soigneusement tout ce qui pouvait faire croire de sa part à une prétention quelconque de régenter la France entière, de se substituer au gouvernement »[15] et exprime sa préférence pour la formulation : « La Commune de Paris ne reconnaît aucun culte ».
On peut rappeler que la séparation de l’Église et de l’État sera votée en France en 1905.
Enseignement laïque, gratuit et obligatoire.
Plusieurs mairies organisent l’instruction laïque… Par curiosité, on peut lire dans le programme de la mairie du Xe arrondissement, que l’enseignement sera « exclusivement rationnel », qui comprendra : « la lecture, l’écriture, la grammaire, l’arithmétique, le système métrique, les premiers éléments de la géométrie, l’histoire de France, la morale rationnelle, la musique vocale et le dessin artistique et industriel »[16]… Dans un communiqué qui annonce l’installation d’écoles gratuites, la mairie du IVe explique : « La Commune ne prétend froisser aucune foi religieuse, mais elle a pour devoir strict de veiller à ce que l’enfant ne puisse à son tour être violenté par des affirmations que son ignorance ne lui permet point de contrôler ni d’accepter librement »[17]… On peut noter que, dans plusieurs arrondissements, la Commune envisagera d’arrêter les congréganistes qui entravent l’établissement de l’enseignement laïque[18]…
Noter qu’une « société de l’Éducation nouvelle » s’attachera à défendre « la méthode expérimentale ou scientifique, celle qui part toujours de l’observation des faits » ; la gratuité de l’instruction pour les enfants des deux sexes ; et son caractère obligatoire[19].
Toujours en ce qui concerne l’enseignement, relever que la Commune se réjouira de l’installation de la première école professionnelle[20], dont l’ouverture sera prévue pour le 22 mai[21].
Rappeler que l’instruction obligatoire sera instituée en France en 1882.
Police et Justice.
La Commune se prononce pour « le choix par l’élection ou le concours, avec la responsabilité, et le droit permanent de contrôle et de révocation des magistrats ou fonctionnaires communaux de tous ordres »[22].
Elle affirme ces trois principes : le jugement par les pairs ; l’élection des magistrats ; la liberté de la défense[23]. C’est donc une justice de jurés que la Commune conçoit, jurés qui désignent eux-mêmes leur président. Remarquer que dans une discussion à propos de l’institution et l’organisation d’une cour martiale, organisation qui paraît avoir vocation à inspirer celle des autres cours, la question se pose de savoir si les jurés sont choisis parmi les électeurs ou parmi les gardes nationaux. Si, pour eux, « l’élection des magistrats par le suffrage universel doit être la loi de l’avenir », devant « la foule d’élections » que ce choix occasionne, juges de paix, magistrats au tribunal de commerce, juges civils et criminels, etc., ils renoncent à « recourir à toute la population civile » et s’adressent aux gardes nationaux, qui se trouvent être – l’argument est délicieux – « les citoyens les plus intelligents et les plus dévoués à notre cause »[24].
De plus, noter qu’un arrêté ordonne la gratuité des actes des notaires, huissiers[25]… C’est-à-dire, des actes tels que : donation entre vifs, testaments, contrats de mariage, procurations, adoptions…
Veillant à « empêcher tout acte arbitraire ou attentatoire à la liberté individuelle », la Commune décrète la notification de toute arrestation et la délivrance de mandats pour procéder aux perquisitions[26].
Remarquer qu’au cours d’une séance, Vallès demande à ce que les membres de la Commune puissent entrer dans les prisons à toute heure[27]. Jean-Baptiste Clément, qui appuiera cette demande, raconte que Vallès s’inquiétait du traitement des prisonniers et dénonçait « certaines irrégularités »[28]. Il ajoute que « la proposition fut bien accueillie ».
Enfin, on peut noter que Miot fera une proposition de décret hardie qui supprime l’emprisonnement cellulaire, les détenus ne seraient enfermés que pendant la nuit, et limite l’emprisonnement préventif à une durée de dix jours, déduits de la peine en cas de condamnation[29]. Le conseil ne se prononcera pas sur ce projet qu’il renvoie à la commission de justice…
Le travail
S’arrêter longuement sur les mesures prises quant au travail de nuit des boulangers et sur les discussions, les remises en cause qu’elles ont entrainées.
Le 20 avril, la Commune décrète la suppression du travail de nuit. Sans considération autre que cette simple phrase : « sur les justes demandes de toute la corporation des ouvriers boulangers »[30]. Une semaine plus tard, au cours d’une séance, ils reviennent sur ce décret qui rencontre les contestations des ouvriers et des patrons. La question se pose de savoir si la Commune doit intervenir « dans une question entre patrons et employés »[31]. Ceux qui sont en faveur de cette intervention soutiennent qu’ « on ne peut pas faire que des ouvriers qui sont des hommes comme nous ne travaillent que la nuit, ne voient jamais le jour »[32]. Ils comparent leurs conditions de travail à celles dans les mines[33]… Pour Frankel, par exemple, « la classe des ouvriers boulangers est la plus malheureuse des prolétaires »[34]. Surtout, ils rappellent qu’ils n’ont pas le droit de faire grève : « il est donc urgent que nous nous mêlions de cette question, puisque eux-mêmes ne peuvent obtenir justice »[35]. Noter aussi deux autres arguments… D’abord plusieurs s’accordent à ne pas « s’embarrasser des patrons »[36]… Et puis Franckel pose cette question : « on dit tous les jours : le travailleur doit s’instruire ; comment voulez-vous vous instruire quand vous travaillez la nuit ? »[37].
Louise Michel notera dans sa Commune : « soit par longue habitude, soit qu’il fût réellement plus rude encore de jour, les boulangers préférèrent continuer comme autrefois »[38]. Arthur Arnould, lui, revenant sur ce décret, aura cette réflexion : « « C’est aux travailleurs eux-mêmes, une fois mis en possession de la plénitude de leurs droits et de leur indépendance, à régler directement la question du travail. Autrement nous retombons dans l’arbitraire. » Et de conclure par cet argument : « Du moment où l’État aurait le droit de résoudre ces problèmes à sa guise, qui nous garantirait qu’après les avoir tranchés aujourd’hui en faveur des travailleurs, passant demain en d’autres mains, il ne les trancherait pas en faveur du privilège ? »[39].
On voit bien, il me semble, en s’attardant sur cet exemple, la différence d’approche entre ceux qui épousent et défendent les intérêts des ouvriers au prétexte que « l’État est assez intervenu contre les ouvriers, c’est bien le moins aujourd’hui que l’État intervienne pour les ouvriers »[40] et ceux qui projettent de troubler, brouiller et rééquilibrer les intérêts et les forces des uns et des autres…
Suivant cet exemple, s’arrêter sur deux points : leur conception du travail et leur conception de leur propre travail d’élus…
Sur leur propre travail, remarquer la méticulosité, le scrupule qui accompagnent leurs décisions. Prendre l’exemple de la question de l’habillement militaire. Après avoir conclu des marchés « avec les meilleurs offrants, c’est-à-dire avec ceux qui [demandaient] les prix les moins élevés »[41], les délégués à l’habillement militaire se rendent compte que cet avantage se fait au détriment des salaires des ouvriers et des ouvrières qui travaillent à la confection des vêtements… Les délégués s’alarment, écrivent un rapport, qu’ils soumettent au délégué à la commission du travail Franckel. Celui-ci refuse que le prix de la main-d’œuvre « reste comme aléa dans les marchés » supportant « à lui-seul le rabais »[42] et propose deux mesures : confiés les marchés de préférence aux corporations et fixer un prix en accord avec la chambre syndicale de la corporation[43]. Noter que s’esquisse quelque chose comme un salaire minimum qui sera créé en France en 1950… S’ensuit une discussion sur la question de la rémunération à la journée ou à la pièce, qui « favorise quelques-uns au détriment des autres, qui ne sont pas si habiles dans la fabrication »[44]. Remarquer que Franckel propose la journée de huit heures, mais, dans ce procès verbal de séance, personne ne relève[45].
Relever qu’à la suite de l’abandon des ateliers « par ceux qui les dirigeaient », la Commune décide de soutenir « l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés » [46]. Noter que le décret prévoit une indemnité au retour des patrons…
Remarquer que si la vente des objets au Mont-de-Piété est suspendue[47] d’abord, puis s’il sera question d’une proposition de décret qui veut que « les objets mobiliers, effet d’habillement, lingerie, instrument et meuble… » déposés au Mont-de-Piété « peuvent être retirés gratuitement jusqu’à concurrence de 50 fr. »[48], ou d’une autre proposition qui envisage la liquidation du Mont-de-Piété[49], la commission au travail réfléchira à une organisation sociale qui remplace l’aide que pouvaient constituer les emprunts usuraires, afin de donner au travailleur « des garanties réelles de secours et d’appui en cas de chômage et de maladie »[50]. Noter que la sécurité sociale sera créée en 1945 en France et l’Assurance chômage en 1958.
Noter, de plus, que la Commune supprime les amendes et les retenues sur salaires, « infligées », disent-ils « sous les plus futiles prétextes »[51].]
Dimanche prochain, on continuera à suivre les travaux du Conseil de la Commune...
[1] Cfle Rappel, en date du 1er avril 1871 et le Journal Officiel de la Commune, en date du 2 avril 1871, Paris, 1871, p. 127.
[2] Journal officiel de la Commune, en date du 39 mars 1871, op. cit., p. 96.
[3] Cf l’exemple donné par Arthur Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, éd. J.-M. Laffont, 1981, p. 235.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 234.
[7] Ibid., p. 236.
[8] J. O. de la Commune, op. cit., p. 103.
[9] Ibid., p. 126.
[10] Ibid., p. 613.
[11] Louise Michel, La Commune, coll. Les classiques des sciences sociales, p. 221.
[12] Henri Guillemin, série la Commune de Paris, épisode des gens scrupuleux, archives de la RTS, 9e minute.
[13] J. O. de la Commune, en date du 3 avril, op. cit., p. 133.
[14] L. Michel, op. cit., p. 218.
[15] A. Arnould, op. cit., p. 167.
[16] J. O. de la Commune, en date du 22 avril, op. cit., p. 341.
[17] Ibid., en date du 12 mai, p. 536.
[18] Ibid., en date du 16 mai, p. 574.
[19] Ibid., en date du 2 avril, p. 129.
[20] Ibid., en date du 7 mai, p. 487.
[21] Ibid., en date du 22 mai, p. 632.
[22] Ibid., en date du 20 avril, p. 324.
[23] Ibid., en date du 25 avril, p. 372.
[24] Ibid., en date du 23 avril, p. 358.
[25] Ibid., en date du 17 mai, p. 583.
[26] Ibid., en date du 15 avril, p. 264.
[27] Ibid., en date du 24 avril, p. 303.
[28] J. B. Clément, la Revanche des Communeux, Tome I, Paris, 1886-87, p. 164.
[29] J. O. de la Commune, en date du 7 mai, op. cit., p. 492.
[30] Ibid., en date du 21 avril, p. 333.
[31] Ibid., en date du 29 avril, p. 418.
[32] Ibid.
[33] Ibid., p. 419.
[34] Ibid., p. 418.
[35] Ibid.
[36] ibid., p. 419.
[37] Ibid., p. 418.
[38] L. Michel, op. cit., pp. 220-221.
[39] A. Arnould, op. cit., p. 169.
[40] J. O. de la Commune, ibid., p. 418.
[41] Ibid., en date du 13 mai, p. 546.
[42] Ibid.
[43] Ibid.
[44] Ibid., p. 517.
[45] ibid.
[46] Ibid., en date du 17 avril, p. 286.
[47] Ibid., en date du 30 mars, p. 97.
[48] Ibid., en date du 26 avril, p. 386.
[49] Ibid., en date du 1er mai, p. 434.
[50] Ibid.
[51] Ibid., en date du 29 avril, p. 411.