“Je connais tes œuvres : tu n'es ni froid ni chaud : plût à Dieu que tu fusses froid ou chaud ! / Mais parce que tu es tiède, et ni froid ni chaud, je te vomirai de ma bouche. / [...] / Je te conseille d'acheter de moi de l'or éprouvé au feu pour t'enrichir, et des habits blancs pour te vêtir, de peur que la honte de ta nudité ne paroisse; et un collyre pour appliquer sur tes yeux, afin que tu voies.”
Nous aussi nous étions nés au milieu des années 1980, en France, pays d’Occident, je te l’accorde, au lent déclin. Les cigognes nous y avaient déposés deux générations après une guerre gagnée pour nous, une génération après une révolution ratée. Nous prenions, dans un hurlement déjà rageur, notre première bouffée d’air dans un air nouveau pour la France, celui de l’innovation technologique et technique, celui du Train à Grande Vitesse et du Minitel.
Nous n’étions pas tous des enfants des classes moyennes inférieures, plutôt des enfants de cadres, de familles aisées sans soucis financiers ni aspirations majeures. La fenêtre la plus proche de notre berceau ne donnait pas sur la campagne désolée de Lorraine mais sur les Alpes majestueuses, les ruelles pavées de Mougins et parfois même sur les rues anonymes de la capitale.
Nos parents avaient travaillé, le plus souvent dans des bureaux, des écoles, des cabinets médicaux. Nos pères portaient parfois une blouse, toujours une cravate. Nos mères souvent le tablier, quelquefois un tailleur. Nous avions, comme toi, été éduqués et formés par les livres, les films, les chansons. Nous voulions devenir des individus, attendions une vie différente.
Comme toi, nous avons fait des études - suffisamment, trop. Comme toi, nous avons appris à respecter la hiérarchie et l’ordre, à apprécier l’art et les artistes, à aimer entreprendre mais aussi à rêver, à nous promener, à apprécier le temps libre. Comme toi, nous avons appris à croire en la chance et nous étions convaincus que nous pourrions tous devenir des génies, méprisant la bêtise, détestant comme il se doit la dictature et l’ordre établi. Il nous suffisait de tendre la main pour saisir les opportunités, pouvoir briller et casser les codes d’une société sclérosée.
Mais pour gagner de quoi vivre comme tout le monde, une fois adultes, nous avons compris qu’il ne serait question que de prendre la file et de travailler. On nous demandait de renoncer à l’idée illusoire que nous nous faisions de la liberté et de la réalisation de soi, pour endosser l’uniforme invisible des personnes.
Alors, après nos années de classes préparatoires et d’études supérieures, beaucoup d’entre nous ont rejoint une banque d’affaire, un cabinet de conseil, un service marketing, quelques-uns se sont fait violence pour aller faire la même chose dans des pays anglophones. Finalement, comme toi, nous étions de ceux qui ont choisi de baisser la tête pour pouvoir passer la porte de notre époque.
Nous pourrions nous arrêter là et accepter la vision d’Asimov datant de 1954 selon laquelle "Les rares chanceux qui auront des métiers créatifs tels qu'ils deviendront la véritable élite de l'humanité, car ce seront les seuls à ne pas être au service d'une machine" et accepter notre situation de classe moyenne, simple rouage d’un gigantesque système au service d’une élite, voire de lui-même.
Cependant, je refuse de croire cette idée. Je refuse d’avaler la quenelle que tu nous sers en forme d’article monétisé à la bannière Flash ou distribué en librairie base de gamme. Cette quenelle anti-système, à base de lose et mijotée à la mauvaise foi, comme ta personne, je la vomis par ma bouche.
Tu choisis par passion la formation de bibliothécaire et vit pourtant avec la fougue d’un cadavre en route vers la morgue. Ta tiédeur me dégoute et ta bêtise me dépasse. C’est cette même tiédeur que je perçois souvent dans les propos d’un Dugland Martel, dont les paroles grandiloquentes s’envolent aussi facilement que des lanternes thailandaises lors d’un mariage en Provence pour mieux disparaître et ne jamais avoir à atterrir sous forme d’actes. Tu n’es que spectateur de ta vie. Un chat pour Schrodinger. L’incarnation de la lose dans un système qui ne supporte que le succès. Après avoir honteusement copié-collé, tel Houellebcq à Clifden, un certain nombre de textes, il serait de circonstance de désormais citer Etienne Celmare ou Stéphane Legrand et leur magnifique définition de la lose ; malheureusement, en étant moi-même l’apôtre, j’ai perdu le sens de mes phrases et de ma pensée et me perds à l’ombre de moi-même.
Espérons donc qu’un guide nous apporte sans plus tarder des habits blancs afin de masquer notre nudité intellectuelle et du collyre afin que nous voyions le chemin des individus.
Un jazz signé Jack Knife.