Hier, à la demande de la secrétaire de mairie, je fais un détour par le hameau du Camp-Ferré pour remettre au Grand Louis et à son épouse Suzanne l’invitationau traditionnel repas des anciens du village. Ils avaient jadis exploité l’antique manse que leurs ancêtres avaient transformé en propriété à l’époque de la Révolution. Selon les vieux paysans de leur âge, leurs méthodes de culture et d’élevage remonteraient probablement à cette époque reculée. Vint cependant le jour fatidique où l’arthrose et les rhumatismes empêchèrent Louis de monter sur son archaïque tracteur Massey-Fergusson. Le fils avait déserté la campagne depuis bien longtemps et n’envisageait pas du tout d’y revenir, tout occupé qu’il était à jouir d’une retraite de cheminot sur les côtes de Vendée. Ils vendirent alors âprement leurs champs, leurs vaches et leurs cochons au plus offrant et s’installèrent dans une douce inactivité en attendant le troisième jour fatidique de la vie de Louis, le dernier. La nuit n’est pas loin de s’abattre sur la campagne lorsque je gare ma voiture à l’entrée de leur cour. Une joyeuse averse s’y est déversée sans compter quelques instants plus tôt et de larges flaques boueuses y dessinent un parcours chaotique pour qui souhaiterait épargner ses chaussures. Je l’emprunte bien entendu. Il passe à proximité d’un vieux bâtiment qui héberge encore tout un fouillis de matériel agricole rongé par la rouille et envahi par les herbes. Je veux éviter une coulée d’eau qui tombe d’une gouttière percée lorsqu’un sourd grognement se fait entendre. Surpris, je fais un pas de côté. Avant d’avoir compris ce qu’il se passe, un concert d’aboiements furieux jaillit de l’ombre suivis d’un chien qui se précipite sur moi. Je trébuche en voulant m’écarter mais mon pied dérape sur le sol glissant. Projetée en avant, ma tête traverse la trajectoire de la gouttière. Je recule encore d’un pas malgré tout en espérant échapper au moins au fauve. Il s’arrête d’un coup à quelques centimètres de mes mollets. Bloqué par la chaîne attachée à son collier. Le temps de respirer un grand coup de soulagement et Suzanne apparaît sur le seuil de sa porte. « N’ayez pas peur ! Il n’est pas méchant ! ». Sans doute. Mais il n’en donne pas l’impression. Comme si sa charge de chien de garde lui tenait vraiment à cœur. D’ailleurs, il continue de montrer les crocs et d’aboyer. « Tais-toi, Brutus !» lui crie-t-elle exaspérée en essuyant ses mains sur son tablier. L’animal se calme enfin et retourne dans l’ombre en grognant. « On ne voit plus guère de chiens à la chaîne, dis-je à sa maîtresse en entrant à sa suite. Les gens, maintenant, les laissent plutôt courir en liberté. » « Mais il est libre, s’insurge-t-elle en me retournant un regard scandalisé. Il peut aller à l’abri ou aller dehors quand il veut. » François Cavanna avait donc bien raison lorsqu’il disait que "la liberté consiste à faire tout ce que permet la longueur de la chaîne !" On voit par là que la liberté du monde est bien étroite et qu’il ne peut guère que tourner de guingois.
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