HYPÉRION, LA CHUTE
Il n’est rien qui puisse grandir,
rien qui puisse aussi irrémédiablement disparaître
comme l’homme
(F. Hölderlin, Hypérion)
Chœur 1
tout reposait sur elle
et c’est elle qui supportait tout ce poids
et ce poids c’était ses enfants
des créatures qui n’étaient pas encore
venues au monde
elle se tenait là dessous et dedans
ce tourment la traversait encore
quand survint un moins que rien
les eaux l’accueillirent
et lorsqu’elle s’approcha du rivage
de la petite île, elle les portait
tous dans son giron
Chœur 2
en chacun de nous il y a une nuit archaïque
une nuit d’où nous venons
une nuit pleine de stupeur
cette identité perdue des blessés
se peuple de visages,
cette étreinte mortelle
en un temps suspendu entre cœur et esprit
jamais la nuit ne fut aussi étoilée
jetés en mer ils engloutirent eau
et pierres, et rampèrent sur le sable
et furent en totale discorde
leurs pas étaient lourds
et ils disparurent, sous terre
le signe se dissout
tombe de lui-même le fruit humain
fragile et éphémère, du mortel
Chœur 3
dans la ceinture d’eau
flottait immense l’indistinct
inabouti il attachait la brume
fangeuse, il ne faisait pas encore jour mais
une nuit inachevée, se prolongeait
dans cet espace la non lumière
se tourna la nuit se tourna
besogneuse pour nous qui ouvrîmes
les yeux sur la forme en suspens
seul ce geste qui voit
quelque chose se met à briller
illumine et approche
dans l’instant posé
dans les yeux qu’il ferme
Chœur 4
il se comportait en colosse
comme s’il avait dû se serrer
englouti par le noir de la pierre
sur le seuil il plantait des bâtons impossibles à arracher
nous surprirent les longues empreintes
refuge de poids et de puissance
fixées
dalles de pierre
la très haute figure dépassa
notre visage
dans les yeux se ferma la forme engainée
avec bras et jambes soudés au corps
notre regard pénétra son être
infiniment mortel
Chœur 5
la lumière se dispersait,
chutait la masse corporelle
appuyée à la densité de la goutte
il se tenait là sur le seuil
le changement fut un évanouissement
arbitraire
du fond du vent se dégageait
traînant hors de soi
quelque chose qui lentement apparut
ainsi en lui
ce qui en se répétant survient
entre dans son regard
en se soulevant contre la nébuleuse
il devint la brise étendue sur l’eau
éperdu il se brisa contre elle
contre la pureté de celle qui s’ouvrait
devant elle il se laissa tomber, enfin
Hypérion
Chœur 6
tombés dans un éternel
fragment
nous avons tout perdu
la première lumière sur nous
embrasée a tout brûlé
la toute première créature de beauté
humaine est morte, s’ignorant
elle-même
les peuples appartiennent à la ville
qui les aime
privé de cet amour chacun
devient squelette et noir
la nature imparfaite ne supporte pas
la douleur
LA FRONTIÈRE
Elle apparaissait descendant pas à pas les marches d’escaliers. Une partie d’elle était visiblement submergée. La ville nouvelle édifiée sur l’ancienne se réfléchissait dans l’eau, laissant tomber sous elle l’image déformée de l’autre. Je la regardai mourante et mouvante… elle s’en allait, mais où ? Quand je me retournai me fit face dans toute sa blancheur une divinité décapitée. Depuis son rocher le jeune homme montrait la ligne d’horizon de la terre, les confins auxquels nous abordions tout doucement, gonflés de mer.
Traduction inédite d’Angèle Paoli, février 2014
D.R. Texte angèlepaoli
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NOTE d’AP : j’adresse mes plus vifs remerciements à Luigia Sorrentino pour m’avoir autorisée à reproduire de larges extraits de son recueil Olimpia. Un ouvrage qui « compte » dans le paysage de la poésie italienne contemporaine.
LUIGIA SORRENTINO
Source
Originaire de Naples, Luigia Sorrentino est poète et journaliste. Son métier de journaliste la conduit à réaliser des interviews de personnalités aussi éminentes que les Prix Nobel Orhan Pamuk, Derek Walcott et Seamus Heaney. Auteure de programmes culturels radiophoniques, elle anime sur Rai Radio Uno l’émission Notti d’autore, « viaggio nella vita e nelle opere dei protagonisti del nostro tempo ».
Poète, elle a publié plusieurs recueils de poésie : C’è un padre< (Manni, Lecce, 2003) ; La cattedrale (Il ragazzo innocuo, Milano, 2008) ; L’asse del cuore (in Almanacco dello specchio, Mondadori, Milano, 2008) ; La nascita, solo la nascita (Manni, Lecce, 2009).
Elle a récemment publié, aux éditions Interlinea de Novare, le recueil poétique Olimpia, accompagné d’une préface de Milo De Angelis et d’une postface de Mario Benedetti. Dans la préface de l’ouvrage, Milo De Angelis souligne l’importance de ce recueil qui va à l’essentiel, « aborde en profondeur les grandes questions de l’origine et de la mort, de l’humain et du sacré, de notre rencontre avec les siècles passés. » De la poète Luigia Sorrentino, il souligne le regard visionnaire : un « regard ample, prospectif, à vol d’aigle. » Mais aussi ses « immersions imprévues dans la flamme du vers. »
Dans ce parcours initiatique qu’est le « livre orphique » Olimpia — de la grotte de la naissance jusqu’à la pleine exposition de soi dans les forces telluriques —, le lecteur est confronté à une perte irrémédiable : celle de la condition humaine. Cette quête conduit à travers un hors-temps et un hors-espace à la recherche « d’époques de notre vie ». La rencontre se fait dans une Grèce — Olympie — démesurée qui, dans les pages du recueil, ressurgit « vivante, intérieure, palpitante ». D’autres rencontres ont aussi lieu : « avec les ombres des corps que nous avons aimés ; puis, parmi les ombres, […] avec nous-mêmes ». Il importe alors « d’assumer [son] nouveau visage : celui du souffle, de la voix, du vent, des cigales, des rochers, des oliviers ».
Ainsi, en dépit du fait que tout est désormais accompli, au milieu de notre existence dépouillée, « s’élève un cri d’éternité et d’amour ». Comme le souligne Milo De Angelis, « Olimpia parvient à exprimer ce temps absolu, et le fait de manière admirable », avec une grande puissance architectonique mais aussi « avec les éclairs fulgurants de la vraie poésie. Un Temps absolu qui contient chaque temps. » Un recueil qui nous plonge de temps à autre dans diverses périodes de notre vie, comme si nous étions à la fois « des hommes de l’Antiquité et des adolescents, sûrs » de nous et tout à la fois « perdus », et nous immergions « dans ce jour chargé d’attente et de révélation, sans cesse sur le seuil d’une découverte cruciale ».
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Interlinea) une page sur le recueil Olimpia
→ (sur riflessioni.it) un entretien avec Luigia Sorrentino
→ le blog Poesia de Luigia Sorrentino
→ (sur Sulla letteratura | On literature) un autre extrait d’Olimpia traduit en anglais par Alfred Corn
→ (sur PostPopuli) un entretien de Luigia Sorrentino avec Giovanni Agnoloni
→ (sur Poesia 2.0) une recension d’Olimpia par Chiara De Luca
→ (sur le blog du Corriera della sera) une recension d’Olimpia par Ottavio Rossani
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