Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime par Marie-Hélène Prouteau

Publié le 13 février 2014 par Angèle Paoli

Chroniques de femmes - EDITO


Ph., G.AdC

LUCE GUILBAUD OU LA TRAVERSÉE DE L’INTIME

Depuis plus d’une quarantaine d’années, à côté de son activité picturale, Luce Guilbaud a composé une importante œuvre poétique, une quarantaine de recueils aux éditions Le Dé bleu, La Bartavelle, Bernard Dumerchez, Soc et Foc, La Renarde rouge, Contre-Allées, Tarabuste, Rougier, Henry. Dont une douzaine de livres pour la jeunesse, plusieurs livres d’artistes et de nombreuses publications en revues.

Naviguer dans les marges, ce titre d’un recueil récent paru chez Soc et Foc, est révélateur de toute son œuvre, qui évite les lignes toutes tracées et regarde le monde d’un peu ailleurs. N’est-ce pas la fonction du poète que de se poser dans les à-côtés et les lisières ? La voix de Luce Guilbaud aime à s’alimenter d’une parole de l’écart, du secret, du silence. Elle cite volontiers Jean Tardieu : « Le poème, c’est l’avenir qui se retourne et mord le promeneur ».

Écrire de la poésie pour elle, c’est accueillir, recevoir la présence des choses :

« Une sensation de départ, des mots et l’écriture arrive qui prend la forme qu’elle décide », dit-elle dans une interview à Lélixire. Comme si, d’abord, il fallait laisser l’initiative aux mots. Elle poursuit : « Une autre écriture surgit, tombe en moi, comme une parole échappée de l’entre-deux de la conscience. Ce qui s’écrit à partir de là me résiste. C’est une fouille organisée d’où je tire un texte qui n’a pas encore de forme ». Belle image que celle-là pour exprimer la quête de la « forme », dans le poème et dans le tableau, ses deux champs de création qui s’entrecroisent souvent de poème en poème. Belle façon aussi de dire que l’écriture se nourrit à la bouche d’ombre de l’inconscient.

Chez elle, ce va-et-vient entre l’émotion et l’invention langagière produit une écriture incarnée, sensible. Sentiers au bord de la mer, marais salants, forêts avec fougères, grand vent, roses trémières, hortensias, maison de village, vitraux d’église, herbes et eaux dormantes, on n’en finirait pas de dessiner la géographie intérieure de Luce Guilbaud : dans ses vers, on sent les souffles du large, on voit le filet de l’eau qui coule, discrète :

« une saignée à peine présente une idée de rivière
peinte un dimanche avec pêcheurs et saules penchés
sait-elle qu’elle va vers les vases de l’estuaire »

L’arbre est très présent dans l’univers de Luce Guilbaud : « l’arbre au cri rouge », « l’arbre veilleur » ; il y a aussi la « nostalgie de la forêt ». Autant dire qu’il est une présence familière qui, à la fois, s’enracine dans le sol et s’élève :

« car les arbres ont le même pas la même mesure de pays singulier
La même combustion de cendres le même désir de paradis mortel »

C’est une force qui s’exhausse et convie à l’ouvert : « tu ouvres la porte à l’arbre » (Une pluie de non-retour)

Voici, plus loin, à portée de minuscule sensation, la vie secrète de la nature en sommeil :

« vibration de pollen naissance d’une fleur en hiver »

Chez elle, l’écriture ne s’éloigne jamais d’une appréhension sensitive et charnelle des choses. Expérience vive au monde, celle de la mer en Vendée où elle vit, celle des forêts de Guyane ou d’ailleurs. Les vers de Luce Guilbaud mettent en mouvement les cinq sens : ici, c’est le goût du sel sur la langue, petite « madeleine » qui a pouvoir de résurrection d’enfance, là, c’est l’appel que fait le cri des mouettes, ou bien une façon de tenir son regard pour capter les « feuillées de verts avec retouches ». Avec ce plaisir des couleurs qui, toujours, irradie ses poèmes. Voilà bien une poésie qui ouvre la respiration, lave le cœur.

Toujours, chez elle, surgit cette écriture du tressaillement tendre et de l’inquiétude, comme dans Au présent d’infini qui évoque la vie :

« avec en nous
autant d’îles et d’écueils
que de passerelles et de seuils »

Le flux multiple de la vie passe dans les chemins traversiers de Luce Guilbaud, avec ses aléas, ses moments lumineux, ses ratés. Le poids de chair et de fragilités qu’est une existence est sans cesse restitué, simplement, sans hausser la voix :

« Il y a eu des pluies  des pluies encore
des voyages retenus
et toi dans les rêves
avec tremblements […]
parfois je t’inventais », lit-on dans Nuit l’habitable.

Cette poésie des sens sait évoquer ce qui persiste de l’amour et de la beauté, elle sait suggérer l’intensité du désir. Des instantanés sont là, éclairant les corps qui se frôlent, sans exhibitionnisme ou impudeur :

« l’amour sous la paume
même absent c’est son reste […]
gestes liés aux plis des draps »

Écrire des poèmes d’amour est presque un défi pour notre époque. Luce Guilbaud y parvient en trouvant un timbre de voix singulier, tout de retenue. Le « nous » qui fait écho au « je » explore le territoire de la joie et de la tendresse amoureuses. Les titres des recueils parlent d’eux-mêmes. Le Cœur antérieur, À mon seul désir, Rouge incertain, Au présent d’infini. Dans Nuit l’habitable, elle s’émerveille devant les seize miniatures peintes par Barthélémy d’Eyck au XVe siècle ; sa plume revisite le très ancien dit du Roi René, au temps de l’amour courtois :

« amour a pris le cœur du Roi
et le désir tourmente »

En donnant la parole non pas au poète courtois mais à l’amante, elle ouvre un changement radical ; c’est le désir de la femme qui est posé :

« viens couchons-nous ensemble
sur la lame de l’épée ».

Reprise du mythe de Tristan et Yseut, évoqué en filigrane dans la référence à l’épée et qui suggère la part nouvelle du féminin acquise grâce aux luttes des récentes décennies.

Dans Pas encore et déjà, l’aventure amoureuse, énigmatique, entre un « il » et un « je » dont nous ne saurons rien, obéit ainsi à une esthétique de la fragilité et de la discontinuité qui semblent l’expérience même du monde et de la vie. Se mêlent bonheurs, regrets, blessures, rires. Un homme et une femme se cherchent, se séparent. Le conditionnel pousse l’impersonnel à incandescence : « ils auraient pu s’aimer ».

D’une façon générale, les vers brisés, les blancs typographiques fréquents et l’absence de ponctuation rendent visibles le silence, les déchirures entre les paroles. Au lecteur d’opérer lui-même les marquages dans le texte : de la sorte, le sens ne se laisse pas toujours cerner facilement. Il faut laisser les mots faire leur œuvre en nous. Mais ce flottement est tout à fait conscient chez Luce Guilbaud, il témoigne de la tension toujours présente chez elle. Comme l’illustre l’écriture à quatre mains avec l’amie poète, la québécoise Danielle Fournier. Entre la voix de celle-ci plus proche de la prière et celle de la « femme de mer » qui vogue par les flots entre Royan et Noirmoutier, se joue, par delà l’océan, une partition d’amitié poétique. Elle est placée sous le signe d’Iris qui donne son titre au recueil. Un chant amébée, empli de vagues et d’« oiseaux tisserands ».

La question d’aimer, l’amitié, la fragilité de la vie, la figure chère de la grand-mère, autant de thèmes et motifs familiers à Luce Guilbaud qui dessinent une forme très personnelle du lyrisme. Si cette notion a un sens à son propos, c’est de façon problématique, oblique. Jamais il ne s’agit de l’étalage d’un « moi » exposant sa propre intériorité avec complaisance. Il faut l’entendre au sens où l’écrit Jean-Michel Maulpoix : « Le lyrisme est une maladie. Celle de qui ne saurait se résigner à ce que ce qui est ne ressemble pas à ce qui pourrait être ». Autant dire une poétique du manque : l’autre vie, celle de l’enfance, celle de l’amour, celle des mots, fut toujours plus belle.

La façon dont Luce Guilbaud met en mots le thème du temps qui passe est, à cet égard, significative de cette vision originale du lyrisme :

« l’arbre te hisse dans tes voilures
de là-haut tu vois passer le monde
les pierres et les fourmis
les processions et les croisades […]
le temps de l’arbre est-il plus long
quand les hommes accompagnent les forêts. »

Dans ce flottement de sens qui rapproche l’arbre et le mât de bateau, dans ce surplomb de la vie minuscule de la nature ou des tollés humains, la temporalité de l’arbre atteste d’autre chose : elle nous apprend à accepter la finitude. Point de mélancolie chez Luce Guilbaud ; il s’agit de laisser advenir des images rêveuses qu’elle porte en elle comme un précieux viatique. Cette résonance du lyrisme s’appuie sur de fulgurantes illuminations : « un lapin qui fume la pipe », « une princesse enchaînée aux rochers », « un valet de cœur en blanc ». Ces trouées dans l’espace des vers rappellent les poètes qu’elle aime, comme Rimbaud ou les surréalistes. Elle se plaît ainsi à mélanger les styles et les différentes textures de la langue comme en autant de collages.

L’œuvre de Luce Guilbaud donne à aimer une voix singulière et vive, qui conjugue douceur et douleur, élégance et profondeur. En poète de l’intime, elle retrouve la source même de la poésie qui est, selon Philippe Jaccottet, de « rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous » *.

Marie-Hélène Prouteau
D.R. Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes


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* Philippe Jaccottet, L’encre serait de l’ombre, Poésie/Gallimard n° 464, 2011.



LUCE GUILBAUD

Image, G.AdC

■ Luce Guilbaud
sur Terres de femmes

→ [il y a eu des pluies] (extrait de Nuit l’habitable)
→ [les ombres envahissent] (extrait de Pas encore et déjà)
→ Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (note de lecture d’AP)
→ Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (extrait)
→ Danielle Fournier | Luce Guilbaud [Dis-moi plutôt ce qui nous réunit](autre extrait d’Iris)
→ Luce Guilbaud | Amandine Marembert | Renouée (extraits de Renouées)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Le corps penche

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Luce Guilbaud
→ (sur le site de la Maison des écrivains) une fiche bio-bibliographique sur Luce Guibaud



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