Quand j'étais petit, j'étais vraiment très con. Un jour, en classe du primaire, notre maîtresse (c'est comme ça qu'elles s'appelaient à l'époque) nous lança toutes et tous dans l'organisation d'une grande horreur, un échange de cadeaux. Nous devions trouver quelque chose à mettre en commun sur le bureau de la prof, puis une procédure quelconque faisait en sorte que chacun reparte avec un gadget, emballé, évidemment. Au cas où on aurait pas encore compris l'importance de ça, les produits, les emballages, la société prenait bien soin, par le bras de sa force douce, de nous l'expliquer, de bien graver en nous le lien éternel qui soudait Jésus à l'industrie.
J'étais allé avec ma maman au centre commercial Henri-Bourassa, pour sélectionner un cadeau à offir. J'avais pris le truc le plus génial qui soit, un chasseur-bombardier états-unien en plastique gris. Des heures et des heures de plaisir. Puis je l'avais soigneusement emballé puis (j'étais bon élève), mis de côté tout en marquant la date dans mon grand calendrier. Au matin dit, j'avais emporté le splendide zinc de guerre sous mon bras et l'avais déposé sur le bureau. Il y avait une sacrée mise-en-scène pour ces rituels et nous passions toute la journée à saliver sur les emballages multicolores, brillants, choux de papier, boucles, etc. Impossible de se concentrer.
À la fin de la journée, hop ! Échange de cadeaux. J'étais, ma foi, à moitié fou d'anticipation. Certains présents étaient énormes. Je me souviens d'une grande boîte rectangulaire parée de rouge et de vert. À la suite d'une sorte de tirage au sort, nous allions chercher le cadeau de notre choix. Dans un esprit bien chrétien, on nous encourageait à céder notre place aux autres, si on voulait marquer des points auprès de Dieu. Comme j'étais, moi, doté d'une formidable et imbécile volonté de bien faire, et que je croyais à toutes ces conneries comme si c'était le plancher sous mes pieds, j'ai offert mon tour à tout le monde. Je n'allais pas me laisser dominer dans ce jeu. Je savais que Jésus prenait des notes. Je savais que je finirais comme ça par avoir le truc le plus génial imaginable. J'ai arrangé les choses pour choisir en tout dernier et je me suis donc retrouvé avec une sorte de plaquette. Une enveloppe, rouge et brune. Le truc qui fait pas trop envie. Il y avait une sorte de personnage grossier collé dessus, un truc décérébré, genre trois ans sous notre niveau.
Prochaine étape, les échanges ! Nous avions alors le droit de proposer à qui le voulait bien d'échanger nos cadeaux et un brouhaha sans précédent s'est emparé du groupe. Sans surprise, personne ne voulait échanger avec moi. On voyait bien qu'il n'y aurait rien de juteux dans cet emballage. Pas de GI-Joe, pas de Barbie, pas de flingue, pas de grenade… ni putes, ni flics, ni matériel de pute ou de flic. Ni même du matériel de guerre. Rien, quoi. Une fois que tout le monde eut retrouvé sa place, notre enseignante nous donna le feu vert. Déballage ! Je n'étais pas pressé. J'attendais le geste du tout-puissant, qui prenait bien son temps. Lentement j'ai défait le papier pauvre. Et sous mes doigts, j'ai vu apparaître un… livre. Un livre pour bébés. Une sorte de fiction animalière (genre Life of Pi de l'époque), pratiquement sans paragraphes. Le type de truc que mon petit frère, âgé de trois ans de moins que moi, commençait à balancer par la fenêtre de la voiture. J'ai avalé ma salive. Ouvert et feuilleté, courageusement. Je retenais mes larmes. J'ai regardé autour pour trouver réconfort. Toutes les filles étaient assises dans un coin à habiller et déshabiller des poupées en criant d'excitation. En face, les garçons avait poussé les pupitres et établi une zone de grand plaisir (c'est-à-dire un champ de bataille), où les tanks volants pourchassaient des soldats volants qui fondaient sur des porte-avions volants… Oui, tout volait. Tatatata. Tatatatata. Délire. Moi j'étais tout seul au milieu, avec mon livre. J'ai alors remarqué que mon cadeau n'était pas neuf. Le coin des pages était racorni. Le vernis de l'encre était usé en quatrième de couverture.
La prof s'est approchée de moi. Mes larmes ont giclé.
— C'est un beau cadeau, que tu as-là.
Elle serrait mon épaule très fort, comme pour me convaincre. Ça a été la goutte. Je me souviens d'avoir fait un scandale. D'avoir braillé, sangloté, tapé mes petits poings contre mes cuisses. Je me souviens d'avoir demandé à la ronde ce que je pourrais faire avec un pareil truc. J'ai ouvert le livre en deux, mis un stylo au milieu des pages et tenté de démontrer à qui voulait m'entendre qu'il n'y avait rien à faire avec cet avion de carton mou. Je pleurnichais. Je ne pensais pas un seul instant à la personne qui avait apporté ce présent. Nous avons fermé nos tiroirs, remballé nos affaires, ramassé les papiers qui traînaient partout, ainsi que les innombrables coques de plastique qui jonchaient notre petit monde. Puis je suis rentré à pied à la maison, comme d'habitude. Ma mère a courageusement tenté de me consoler en attirant mon attention sur les belles couleurs.
Nous désirions la guerre, qui avait été associée à la liberté dans nos esprits, à grand renfort d'audio-visuel, de montages, de musiques… Nous voulions la vitesse. La technique, le métal, la mécanique, le monde meilleur qu'on nous annonçait. Je voulais jouer, comme mes potes. Je voulais moi-aussi participer à la construction du paradis américain. Je ne détestais pas les livres, au contraire. J'avais déjà commencé ma lente progression vers les pages arides, sans illustrations, dont les images, plutôt que d'être imprimées sur la page, se décodaient dans ma tête. J'adorais ça. Mais voilà, je voulais jouer, rêver, je voulais voler dans le ciel. Je voulais rêver à la puissance. Je ne voulais sortir de là, foncer vers les étoiles.
Ma mère m'a demandé si je voulais offrir l'objet de ma tragédie à mon petit frère. Elle l'a posé devant lui. Il a jeté un œil distrait vers la couverture avant de nous regarder de son air qui voulait dire « pour moi, cet objet n'a pas d'existence ». Nous avons sans doute offert le petit bouquin à une cousine, à une voisine, ou même à la cheminée. Je ne me souviens plus.