Ma grand-mère était une conteuse professionnelle. Je partage son amour du théâtre. Quand elle arrivait autrefois chez nous, mon frère, ma sœur et moi, nous lui sautions dessus avec cet ordre suppliant et autoritaire : « Mamie, raconte-nous une histoire ! » Nous n’étions pas les seuls. Il n’était pas rare que les autres enfants l’arrêtent dans la rue pour lui quémander un conte.
Des histoires, elle en avait plein le sac. Et pour tous les goûts : science-fiction, amour, aventure ou conte d’hiver. Que voulez-vous, il faut s’adapter à son public. Demandez-lui le genre qui lui plait, le temps dont il dispose et c’est parti pour un tour. Installez-vous dans le manège de la série, le cadre est clairement défini, vous savez à qui vous identifier et vous voilà embarqué ailleurs, sans risquer de tomber de votre canapé.
C’est en cousant qu’on apprend à tisser sa trame
Une autre grand-mère encore. Du côté paternel. Celle qui avait hérité de ce joli nom : Denise Duhazard. Plutôt une bonne mise de départ, s’était-elle dit. Premier coup de dé, premier coup de tête. C’est elle qui tisserait son destin et personne d’autre. Fi des études ! A 14 ans, Denise devient couturière. Haut le cœur du père, dessinateur industriel, mais l’effrontée fait front. Elle pique, coud et se marie avec Marcel. La guerre arrive. Promue chef de rang, elle tient tête aux Allemands en chantant la Marseillaise dans l’atelier occupé. De femme de pique, elle devient dame de cœur et bientôt mère. Denise continue à travailler d’arrache-pied chez les uns les autres, ne baisse pas les bras, perd son mari et laisse partir son fils unique. Bientôt, de fil en aiguille, de mère elle devient grand-mère et se remarie avec son voisin, veuf comme elle. Devenue vieille, elle est fatiguée. La retraitée ne veut plus faire tourner sa tête. Mais elle ne rate aucun de ses rendez-vous réguliers des feux de l’amour ou de L’inspecteur Derrick. Comme les sitcoms me gardaient autrefois enfant, les séries la protègent. Elle peut se mouvoir en toute quiétude dans leur monde imaginaire qu’elle connait, à la fois stable et en mouvement. Ici, il n’y a pas de fin. La grande histoire s’enchaîne, je fais des raccourcis, je n’ai pas tout le patron. Je ne fais que défiler l’un des fils de l’histoire dont je suis l’héritière.
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Ma mère tricote au moins un pull par semaine. Elle est veuve, elle n’attend plus son Ulysse. Elle n’a plus à détricoter son ouvrage à la tombée du soir. Ancienne professeur de mathématique, elle aime compter et décompter. Non pas les jours mais les points mousses, les côtes de chasse, les œufs de fourmi. Une seule condition requise : elle doit regarder en même temps la télé. Elle ne supporte pas de ne rien faire de ses quatre mains, de ses dix doigts, de sa tête. Elle chasse ainsi l’ennui et la solitude. Moi aussi, j’aime tracer les lignes. A la piscine, je calcule les longueurs que j’enchaîne. Je calcule. Les chiffres me rassurent.
La filature amoureuse
Cet été, je suis tombée amoureuse. C’étaient les soldes. La veille, je m’étais achetée une nouvelle paire de sandales bleues, à talons hauts. Je les avais à mes pieds quand je l’ai rencontré. Je me sentais femme. Il organisait une fête improvisée dans la rue, recrutant les jolies passantes sur le trottoir. Magicien d’Oz. Les chaussures eurent leur effet magique, nous sommes sortis ensemble le soir même. La nuit, nous glissions le long des toboggans du parc de Belleville. Le temps filait. Bientôt, j’irai le rejoindre en Afrique. Ouvrez les tiroirs du quotidien, ça regorge d’histoires dans tous les sens.