[LA VIE S’ÉPROUVE EN SAISONS]
Je lis dans La Lune et les Feux une phrase qui m’enchante (citation de mémoire et traduction libre) : « En ce temps-là, il n’y avait pas d’années, mais seulement des saisons. » Sa vérité poétique tient, je suppose, non pas à une particularité historique, mais à celle de perceptions enfantines et campagnardes, ou de leur souvenir, « en ce temps-là » signifiant, pour toute époque, « dans mon enfance ». Pourtant, la sensibilité aux saisons, qu’elles tombent à l’heure, qu’elles se distendent, se contractent ou se « décalent », ne s’efface pas toujours à l’âge adulte, ni davantage à l’entrée dans la vie urbaine : dans la moindre avenue parisienne, l’éclatement des bourgeons ou la chute des feuilles nous font toujours signe, et la contremarque de la phrase de Pavese n’était heureusement pas la rengaine passéiste « Il n’y a plus de saisons ». Une amie qui m’accueillait un jour à Boulder, Colorado, me dit, comme sans doute à tous ses visiteurs : « Ici, le printemps dure deux jours, mais on le sent passer. » La portée de cette remarque, c’est que ce n’est pas le temps en général, abstrait, homogène et indifférencié, celui des horloges et des calendriers, qu’on y sent passer (Péguy : « Quand on a dit “Le temps passe”, on a tout dit » — il arrive aussi qu’il repasse), mais quelle qu’en soit l’amplitude, un moment vécu et senti, comme ces heures (j’y reviens une dernière fois) dont parle Proust dans une page, pour une fois bergsonienne à sa façon, du Temps retrouvé : « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. » Une saison n’est pas un repère chronologique, social, et pour ainsi dire « administratif », comme disait Debussy de certaines formes musicales, mais la couleur même, la saveur et justement la musique d’un temps qui ne passe pas sans durer, si fugitive que soit cette durée : Baudelaire l’a bien éprouvé, qui se satisfait, comme d’un « art », d’évoquer les minutes heureuses, et mon amie au pied des Rocheuses, qui respire à pleins poumons quelques heures de printemps. Le temps peut se compter en mois et en années, mais la vie s’éprouve en saisons, et c’est en saisons que nous la restitue ou nous la réinvente la mémoire, à moins qu’un nom de mois n’en figure une entière, par contagion métonymique : I’ll remember April.
Gérard Genette, Épilogue, Éditions du Seuil, Collection « Fiction & Cie », 2014, pp. 21-22.
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur le site de France Culture) Épilogue, ou la suite à vivre de Gérard Genette
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