L'agent immobilière est passée hier soir. Elle a trouvé l'appartement très beau, bien entretenu. Elle pense qu'elle
n'aura pas de mal à le vendre. Quand elle est partie, il y a eu un silence entre nous. Il a dit que ça allait. J'ai dit que ça allait. La semaine prochaine, l'annonce paraîtra dans la revue de
l'agence, sur le site internet. Drôle de sentiment que de se dire que Monsieur et Madame X pourront lire la description de notre chez-nous. Trois pièces, cuisine aménagée et équipée, cellier,
salle d'eau. Oui, drôle de sentiment. Comme la sensation d'offrir notre intimité à voir, contre notre gré.
Il ya quatre ans, je me souviens, nous étions ensemble depuis quelques mois, il m'a dit "J'ai trouvé un
appartement, il faut que tu le vois". Moi, fraîchement emmenagée dans mon propre appartement que-je-ne-quitterai-pas-avant-quelques-années-c'était-résolu, je l'avais accompagné pour le
visiter, "pour voir", on nous avait appelé "Monsieur et Madame", comme on nomme un couple bien installé, et moi, moi je me souviens m'être placée sur le balcon pendant qu'ils discutaient
électricité et travaux, je me souviens avoir regardé la rue, les pièces vides, le parking en face, je me souviens m'être demandée si j'étais prête pour cette aventure, si j'étais prête pour
recommencer, tout recommencer, l'espoir, l'attachement, prête à accepter l'éventualité de souffrir un jour, d'avoir le coeur brisé, moi qui venais tout juste de le réparer. Six mois que nous
étions ensemble quand il a repéré l'appartement. Six mois, aussi, que je vivais seule, chez moi dans cet appartement bien situé, confortable, que je m'étais jurée de ne pas quitter tout de suite,
moi qui déménageais tous les ans. Et puis j'ai réalisé que je n'avais aucune envie de vivre seule. Aucune envie de vivre sans lui, surtout. Alors j'ai dit d'accord, et au diable mes beaux
principes, les conventions. Et tout a commencé. Un vrai coup de poker.
Les travaux dans un appartement qui n'était pas à moi, qu'il avait acheté seul, le grand projet de ses trente ans. Venir l'aider le soir après le boulot, casser du carrelage, arracher du papier peint, peindre des portes et des tuyaux, courir les magasins pour acheter ce qui manque, choisir ensemble la vasque, le mobilier de la salle de bain, la couleur de la chambre, poser le parquet, rouler sur le périphérique pleins de peinture avec du rock anglais à fond dans la voiture. C'était un curieux mélange, de fatigue, d'angoisse, de pression, de joie aussi, se lancer dans de gros travaux quand on est un jeune couple, c'était quelque chose, beaucoup d'excitation, j'avais la sensation de construire quelque chose, au sens propre comme au figuré, de me jeter dans un gouffre rempli de trésors, sans trop savoir si j'avais raison, c'était si rapide, me disait-on, tu es sûre, avec lui, tu es sûre, ça va vite, vous n'êtes pas ensemble depuis très longtemps, prenez votre temps. Non, il n'en était pas question, je ne voulais pas, je ne voulais pas et je ne me reconnaissais pas, je l'aimais, je l'aimais tellement, il fallait que j'y sois, que je fasse partie de l'aventure, que je l'aide, que je vive avec lui, vite, et tant pis si ce n'était pas chez moi, c'était tout comme, ce serait chez moi quand même.
C'est moi qui ai installé l'étiquette sur la boîte aux lettres, mon nom, le sien, ensemble.
Un an plus tard, c'était reparti pour la déco. Objectif : métamorphoser mon bureau en une chambre d'enfant. Je me revois, le ventre un peu arrondi déjà, choisissant les stickers, crééant des décors qui feraient rêver la chair de notre chair, je me revois achetant le mobilier, espérant que notre bébé serait heureux ici, nous qui l'étions tellement tous les deux.
La vie a passé vite. Tellement vite...
La semaine prochaine, l'appartement sera en vente. Bientôt, une autre femme aura le coup de foudre pour ce que nous
avons construit ici, s'y projetera, peut être une femme qui me ressemble, à l'époque où j'avais choisi la passion plutôt que la raison (pour une fois !), une femme qui prendra le risque de se
lancer dans l'aventure avec celui qu'elle a choisi. Je l'espère pour elle mais celle que j'étais, et celle que je suis devenue, a du mal à envisager l'idée de se séparer de ces soixante mètres
carré...
J'ai le coeur qui se serre.
Mais l'aventure continue. Ensemble, toujours...
Maison, deuxième enfant... Le coup de poker valait le coup d'être tenté.