Éditions Corti,
Collection « en lisant en écrivant », 2014.
Lecture d’Angèle Paoli
« LA GALAXIE POÉTIQUE » D’YVES DI MANNO
Terre ni ciel. Terre sienne. À deux ans d’intervalles, deux titres du même auteur se suivent et semblent se répondre, écho de l’un à l’autre. Leur proximité phonique et structurelle s’impose à l’évidence. La terre est. Liée à l’appartenance. Ou implicitement niée. Territoire inconscient à explorer, « contrées interdites » que seule une certaine littérature permet d’aborder ; terre de partage peut-être et « champs » d’écriture. D’un intitulé à l’autre, la terre exige une traversée. Peut-être même une retraversée. De quel point de départ vers quel point d’arrivée ? Yves di Manno, auteur de ces deux ouvrages, n’écrit-il pas à la toute fin de Terre ni ciel ?
« Il s’agit maintenant de tout reprendre, de tout recommencer. »
Reprendre ? À partir d’où ? Recommencer ? Pour aller où ? Quelle totalité ce « tout » deux fois répété recouvre-t-elle ? Terre sienne renvoie à un recueil poétique, récemment publié, en 2012, aux éditions Isabelle Sauvage. Un élégant petit opus bleu nuit, comme tous les ouvrages de cette collection. Terre ni ciel, ouvrage à paraître cette semaine aux éditions Corti, est une lente traversée littéraire. Littérature rêvée des années d’apprentissage au cours desquelles le seul horizon vécu ne dépasse pas celui des habitudes ; et où les livres sont le seul recours contre le désarroi profond qui habite l’adolescent. Longues années au cours desquelles les lectures/découvertes luttent pied à pied avec les lectures/déceptions. Marquées par les essais du jeune homme aux prises avec le matériau de l’écriture, les années de formation sont jalonnées par les questionnements incessants, les rejets, les attentes et les recherches. Avec, d’une part, la quête obsédante d’un « récit introuvable » du côté de la prose. Et de l’autre, côté poésie, la quête désespérée d’une terre à inventer. Car, pour le jeune Yves di Manno des origines comme pour l’homme d’aujourd’hui, pour qui la poésie contemporaine semble ne plus avoir de secret, la poésie (de France et d’Europe) est condamnée de longue date et pour longtemps encore à ressasser toujours les mêmes formes, les mêmes images, les mêmes « complaintes horriblement fadasses ». Décidé à ne pas tomber dans le même écueil écœurant de l’expression-expansion inépuisable de l’intime, Yves di Manno — pour qui l’aventure de l’écriture n’avait alors de véritable sens que confrontée à « la grande aventure collective qui avait bouleversé » toutes les « convictions esthétiques, à la charnière du XIXe et du XXe siècle » — fait alors le choix de renoncer, provisoirement, à l’écriture poétique.
Lenteur. Peut-être la lenteur est-elle au cœur du projet poétique d’Yves di Manno ? Length du « voyage au long cours » entrepris par l’écrivain à travers le temps, l’espace et la littérature. Lenteur de l’exploration de la « déchirure intime » qui se noue « aux confins d’un langage qui peine à naître et d’une terre qu’on ne voit pas ». Lenteur de la résurgence de « l’odyssée orientale » dont le souvenir est ravivé par la découverte de la prosodie visuelle de certains poèmes américains ; celle-là même qui sert de modèle au jeune homme et qui le pousse dans le désir d’élaboration d’un « livre-poème en constante expansion ». « Lent retour vers la poésie » qui s’accompagne, au cours de l’année 1978, de l’écriture des premières pages de Champs.
Cependant, après de « longues années d’abstention », Yves di Manno renoue une nouvelle fois avec la poésie. Terre sienne. Est-ce un nouveau départ ? Une « nouvelle approche » ? Il semblerait en effet que s’ouvre une autre perspective, grâce à l’impulsion suscitée par la rencontre avec une autre terre d’expression. La terre picturale. Le recueil Terre sienne est le fruit de cette rencontre, qui prend corps dans l’œuvre du peintre Mathias Pérez.
Avec l’écriture de Terre ni ciel, — dont le titre exclut la possibilité d’une poésie de l’idéal en même temps que celle d’un terreau personnel où aller puiser —, l’auteur poursuit un travail de réflexion qui s’inscrit dans la continuité de endquote, digressions (1999) et d’Objets d’Amérique (2009). Un triptyque de « poétique active », « provisoirement » clos, comme Yves di Manno l’indique en préambule et comme il semble le suggérer dans la petite phrase (donnée supra) sur laquelle s’achèvent les deux pages de « Note Bibliographique ».
« Composition par bribes », Terre ni ciel est un montage de textes de provenances diverses — notamment de publications en revue — écrits au fil du temps, et insérés dans le présent ouvrage. Ainsi, les sept « digressions » qui composent la section intitulée « Plusieurs complices » ont toutes fait l’objet de publications antérieures : « La certitude qui vient des signes », article consacré à Marie Étienne, a été publié en 2011 dans le n° 47 de la revue NU(e) ; « du geste une écriture », texte consacré à Nicolas Pesquès, a fait l’objet, en 2010, d’une mise en ligne dans la revue numérique Terres de femmes. « La réfutation lyrique » est une reprise de la préface du livre de Mathieu Bénézet — Œuvres 1968-2010 —, publié en 2012 aux Éditions Flammarion. Il en va de même pour les autres « complices », Jude Stéfan, Paul Louis Rossi, Philippe Beck et I. Ch’Vavar. Yves di Manno s’en explique. Dans « langue lagune inconnue » (« langue lagune inconnue dont il fallait apprendre la grammaire et la science secrète, sans en épuiser la lumière… »), l’écrivain confie à Matthieu Gosztola (in Entretien avec Matthieu Gosztola, 2) que cette pratique lui vient, non d’« un schéma établi d’avance », mais d’un lent apprivoisement de « l’art du montage » :
« Je n’ai jamais su où j’allais, ni ce que cherchaient à me dire ou à me faire dire tous ces mots, avant d’en avoir fini avec eux. Et j’ai toujours eu l’impression d’avancer dans une forêt de signes, un labyrinthe de langage dont l’écriture seule — et encore… — était susceptible de me livrer la clef. »
On pourrait objecter que ces reprises ont un caractère de déjà-vu-déjà-lu et nuisent à l’originalité du présent ouvrage. En réalité, il n’en est rien. Matthieu Gosztola souligne fort justement que cette insertion de textes anciens dans un nouveau contexte constitue tout au contraire une « nouvelle configuration ». Laquelle « confère » à chacun des textes « un caractère inédit ». Agencés selon un ordre précis, textes anciens et textes inédits diffractent un éclairage inattendu. De fait, le livre se lit d’une traite. Il n’est jamais ennuyeux ni pesant, tant l’écriture est belle et souple. Passionnant et fluide, le propos emporte sans que se relâche l’attention. On pourrait presque dire, si l’on n’avait crainte de fâcher son auteur, que Terre ni ciel se lit comme un roman. Presque. Le roman d’Yves di Manno, de son histoire, liée de manière profonde et quasi viscérale aux affinités d’écriture et de re-création du langage et de ses formes, qui ont jalonné sa quête littéraire. Depuis la rencontre en 1977 de la première « confrérie », celle des poètes liégeois qui gravitaient autour de l’éditeur Robert Varlez et de sa maison d’édition, « L’Atelier de l’Agneau », qui avait déjà publié James Sacré, William Cliff, Jude Stéfan. Jusqu’à aujourd’hui, en passant par le vaste territoire d’exploration de « L’Argentine intérieure », qui ouvre de nouvelles perspectives d’écriture. Le monde de Jorge Luis Borges et de son cercle : Julio Cortázar, Ernesto Sabato, Bioy Casares, Silvina Ocampo, Manuel Puig… Filière prolongée de « manière éblouissante » par le romancier chilien Roberto Bolaño « dont l’écriture atteste d’un projet éminemment subversif, qu’il est l’un des rares à avoir su accomplir : l’invasion de la prose par la poésie. » Puis par la « lente métamorphose du regard », préparée, notamment, dès 1978, par la confrontation décisive avec l’œuvre de l’autrichien Peter Handke, seul écrivain « en son temps dans une Europe exsangue à avoir entrevu, sans retour en arrière, une issue possible à la désagrégation du sens et à la crise formelle auxquelles sa génération était confrontée… »
D’autres constellations, dans lesquelles viendront s’intégrer d’autres complices, prendront place dans la lenteur au-dessus des terres rêvées par Yves di Manno. Ainsi du poète Jude Stéfan dont la découverte, en 1983, des Suites slaves éblouissent le jeune homme de vingt-neuf ans. Mais il faut citer aussi les complices que furent « Denis Roche, Cholodenko, le Messagier des Poésies immédiates, le Savitzkaya des Couleurs de boucherie… Auxquels allaient bientôt venir s’agréger Michelena [Jean-Paul Michel], Paul Louis Rossi, le Hocquard des Dernières nouvelles… »
Outre la « composition par bribes », d’autres aspects permettent de rapprocher Terre ni ciel de l’œuvre aînée : Objets d’Amérique. L’auteur reprend en effet dans le présent ouvrage une méthode déjà éprouvée antérieurement. Ainsi, de même qu’Objets d’Amérique s’ouvrait sur Prologue « X autoportraits », de même dans Terre ni ciel, une série d’autoportraits inédits (trois pour le présent ouvrage) précède la véritable entrée en lice d’Yves di Manno sur la scène littéraire et la traversée qui va en découler. Ainsi l’ouvrage s’ouvre-t-il sur « L’invention de la poésie », dont les deux premiers récits — « Grenoble, décembre 1966 » / « Sortie d’Arles, mai 1970 » — racontent la fugue d’un lycéen, son errance le long de l’Isère ou son vagabondage vers les Saintes-Maries-de-la-Mer. Escapades a posteriori fondatrices. De cette expérience des limites, dont il écrit qu’« il n’en reviendra pas », découleront l’aventure littéraire d’Yves di Manno et sa quête obstinée d’espaces d’écriture poétique restés inexplorés.
Soucieux d’éclairer son travail et sa réflexion par les liens que ceux-ci tissent avec la vie, Yves di Manno inscrit sa pensée à la croisée des chemins. Créant ainsi son propre territoire. Un territoire constitué de lectures fondatrices — Poèmes pour le jeu du silence, de Jerome Rothenberg ou Travailler fatigue, de Cesare Pavese (pour ne citer que ces deux titres) ; de découvertes régénératrices qui allient approches ethnographiques et poésie. Ainsi de la lecture de l’œuvre majeure de Jerome Rothenberg, Techniciens du Sacré (1968) et de celle des Chroniques des indiens Guayaki (1972), œuvre de l’ethnologue Pierre Clastres. Chacune de ces œuvres trouve un écho à sa propre écriture dans Célébrations (1980). Aux découvertes livresques s’ajoutent les rencontres vécues. Souvent décisives. Tant pour le partage de territoires communs d’affinités que pour les dialogues et l’amitié. Ceux de Chouléan, l’ami cambodgien de Saint-Ouen, avec qui Yves di Manno découvre « le continent englouti de l’épigraphie cambodgienne ». Celle aussi plus ancienne de la reconnaissance d’Ernesto Sabato qui, dans sa dédicace de L’Ange des ténèbres, écrit « d’une écriture tremblée » :
« à Yves di Manno, / fraternellement, avec profonde / reconnaissance et admiration / E. Sabato / Santos Lugares, le 28 janvier 1978 ».
Et l’auteur de Terre ni ciel de commenter :
« L’envoi de ce livre, la dédicace surtout qui l’accompagnait, constituaient à ce moment précis de mon histoire le plus bel adoubement possible : pour la première fois, une main aînée se posait sur mon épaule, justifiant en quelque sorte mon rêve démesuré d’écriture. »
Un autre « adoubement » d’importance a exercé une influence déterminante sur Yves di Manno. Celui de Bernard Noël, à qui Yves di Manno adresse, au moment de « clore l’écriture de Terre ni ciel », une longue lettre horizontale, inédite. Une lettre où l’auteur rend hommage à celui qui, en 1982, a accepté de lire Champs et de l’accueillir dans la collection « Textes ». Une adresse qui va bien au-delà de la reconnaissance — qui laisse néanmoins « entrevoir de quelle manière la littérature circule, dans la réalité et au-delà, dès lors que les signes que nous avons tracés entament loin de nous leur errance obstinée » — puisqu’elle rend compte d’une longue amitié silencieuse. Celle d’une « présence lointaine » — comme « celle d’un grand frère dont on a régulièrement des nouvelles et vers lequel on sait pouvoir se tourner. »
L’épilogue de La Traversée du Gange, autre texte à caractère autobiographique, sert de conclusion à cet ouvrage composite qu’est Terre ni ciel. Ni vraiment un essai, ni tout à fait un récit mais qui s’apparente pourtant à l’un et à l’autre. Entre les deux extrêmes de l’ouverture et de l’épilogue viennent s’insérer quatre sections : « Nouveaux mondes », « No man’s land », « Plusieurs complices » et « Trois adresses ». Pour séparer chacune d’elles (ou pour introduire la section suivante), « Un poème inaugural ». Chacun de ces poèmes est accompagné d’une date : 1978/1983/1986/1993. Mais ni 1978 ni 1993 ne marquent le début de l’aventure littéraire ni sa fin, même provisoire.
Pour retrouver le temps des origines, il faut remonter au temps de l’adolescence et aux fugues du lycéen en quête d’une révélation sur lui-même et sur le monde. Le temps, comme les fleuves — Isère ou Gange —, continue de couler. C’est pourtant à Vanarasi, dans la contemplation des eaux du Gange, que le poète éprouve au plus près les « très rares arrêts du temps ». Peut-être cette intuition profonde du retour de « la même scène, repassant comme une ombre soudaine devant le fleuve immobile s’écoulant » est-elle l’écho de cette dérive hors temps de l’adolescence. Une page lointaine aux contours suffisamment précis pour ramener avec elle « ce fleuve sans cesse vers lequel il (l’enfant) revient, rapide et large, assis des heures durant le long du quai sans rien considérer de bien concret sans doute, hormis le jour qui ne défile pas… »
De cette singulière « galaxie poétique » appréhendée dans la lenteur émerge Terre ni ciel. Une œuvre riche et passionnante, qui dessine du poète un paysage intérieur rendu tangible par le langage. Et néanmoins émouvant.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
YVES DI MANNO
Image, G.AdC
■ Yves di Manno
sur Terres de femmes ▼
→ après Privas... Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture » (article republié dans Terre ni ciel)
→ Objets d’Amérique (note de lecture d’AP)
→ [pour rejoindre en lisière de la page](extrait de Terre sienne)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Corti) une page sur Terre ni ciel d’Yves di Manno
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