Tu fais tomber les glaçons du toit, petit samedi matin tout rond, annonciateur du printemps. On les entend finir leur chute en se fracassant contre les bardeaux de la maison. Tu as même poussé le soleil en bas de son lit pour qu’il envoie ses rayons à travers nos fenêtres et que nous nous exclamions en cœur «le soleil est sorti !!!». Depuis le saut du lit, tu nous offres tes promesses, tous ces projets dignes d’un samedi parfait ! Nous allons faire des semis, puis nous irons taper le sentier de raquettes et nous emmènerons Wendy en espérant que cela suffise à ce qu’elle nous pardonne tous les autres matins où nous l’avons délaissée au profit nos tâches d’adultes sérieux et occupés, ensuite nous cuisinerons pour les invités précieux que nous attendons ce soir, des tartares et des salades que nous arroserons avec un petit peu trop de vin, juste un petit peu trop.
Mais tu n’es pas parfait, petit matin doux-amer, tu m’as brisé le cœur aussi. Tu sais une nuit cette semaine, j’ai rêvé à quelque chose de terrible. J’ai rêvé que je vivais dans un monde où les femmes ne pouvaient plus choisir leur destin, dans un monde où s’adresser à elles en leur manquant de respect était devenu la norme. J’ai rêvé d’un monde où l’on considérait que le ventre des femmes appartenait à la société et où on les contraignait à se soumettre aux politiques de natalité. J’ai rêvé que les femmes ne se possédaient plus. Et que je me tenais debout au milieu de ce monde, interloquée, seule, à porter ma certitude que nous sommes tous égaux. Puis, en me réveillant, j’ai d’abord cru être soulagée. Comme lorsqu’on s’éveille d’un cauchemar horrible et qu’on se retourne pour enfouir son nez dans le cou de l’être aimé, toujours là, bien vivant, tout chaud et grommelant à côté de nous. Puis, je me suis rendue compte que le malaise ne voulait pas me quitter, que la délivrance ne venait pas. En vain, je me suis demandé pourquoi.
Et c’est toi, petit samedi matin cruel, qui me le rappelle si durement.
Les lois sur l’IVG au Texas et en Espagne. Le nombre de fois où je peux lire «salope» en commentaire un peu partout dans le merveilleux monde du 2.0. Le viol comme arme de guerre en Syrie. Les soirées des dames dans les bars qui misent sur les jeunes filles saoules pour appâter la clientèle masculine. La place des femmes écrivaines en littérature (1/3 des livres publiés, 1/3 des critiques dans les revues et journaux). Mon correcteur automatique qui souligne effrontément en rouge le mot écrivaines parce que j’y ajoute un E! Une phrase sur twitter «je suis chanceuse, je n’ai jamais été violée, j’ai eu très peur deux fois dans les rues de Montréal la nuit, mais je n’ai jamais été violée.»
Tu sais petit samedi matin sadique. Ce rêve n’était pas un cauchemar dont on se réveille soulagée. C’était l’illustration d’un sentiment que j’éprouve, constamment et qui m’use.
Nous glissons, un peu plus chaque jour, nous glissons. Et je ressens cette impuissance frustrante, cette intuition que je n’ai rien à attraper pour nous retenir. Qu’il suffirait d’une pente un peu plus raide, une catastrophe écologique, un climat de guerre, pour que nous retombions pour de bon et nous nous retrouvions enfermées dans nos ventres.
Je vais citer une phrase que j’ai lue sur facebook ce matin (je m’excuse, je ne me souviens pas qui l’a écrite) «le 8 mars n’est pas une fête». Non parce que nous n’avons aucune raison de nous réjouir.
Mais comme la plupart d’entre nous, j’ai attendu cette journée pour parler. Pourtant, cette certitude, je la porte, elle est si imprégnée en moi que ça me heurte chaque fois qu’on me demande de la justifier.
Je suis féministe et j’ai raison de l’être.
Maintenant, si tu le veux bien, petit matin tout rond, je retourne à mes semis, à l’homme qui gronde dans son Devoir, à mon sentier de raquettes, à mes invités précieux, j’ai besoin de panser mes plaies.