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Erri De Luca, Le Tort du soldat (extrait)

Publié le 09 mars 2014 par Angèle Paoli

[RIEN DE PUR DANS LA VÉRITÉ]

J’attaquai le premier beignet en le tenant entre le pouce et le majeur, ma feuille dans l’autre main.

En lisant les pages, je rencontrai de nouveau le mot hébraïque èmet, « vérité », par lequel Singer conclut la version courte et amère de Di Familie Mushkat. « La mort est le messie, c’est la pure vérité. »

Personnellement, je ne reconnais rien de pur dans la vérité. Je la vois dans l’effondrement d’une négation, dans l’entrée des troupes soviétiques dans le camp de massacre de Treblinka. Ce n’est pas une découverte, mais la mise à découvert de l’infamie. Je la vois dans la décomposition d’un mensonge, fécond pour ça. Je la vois dans la moisissure qui révéla la pénicilline à Fleming.

En hébreu èmet est féminin, mais devient masculin en yiddish, perdant en consistance. En hébreu elle est absolue, en yiddish elle est relative. C’est pourquoi le vieil homme qui prononce la phrase dit : « pure vérité ». Il doit la renforcer par un adjectif. En hébreu, elle existe toute seule et c’est tout. Il est des mots qui exigent le féminin, vérité en fait partie.

Mon esprit vagabonde sur ce genre de pensée qui me laissent interdit. Èmet est le mot écrit sur le front du Golem, l’homme d’agile qui, par cette formule, se transforme en automate vivant. La légende hébraïque de Prague inspira ensuite le personnage de Frankenstein.

Plongé dans mes divagations, le mot èmet monta à mes lèvres et sortit de ma bouche. Comme dans le sommeil qu’un bruit interrompt et qui réveille. Je me ressaisis, me retrouvant avec le beignet encore entre les doigts et les feuilles dans l’autre main.

Erri De Luca, Le Tort du soldat, récit, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2014, pp. 31-32. Traduit de l’italien par Danièle Valin.

Erri De Luca, Le Tort du soldat, Gallimard



ERRI DE LUCA

Erri-De-Luca


■ Erri De Luca
sur Terres de femmes

Considero valore (un poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
Piero della Francesca (poème issu du recueil L’Ospite incallito)
Première heure (note de lecture d’AP)
→ Qui a étendu ses bras au large (un poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
→ Volti (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions Gallimard) une fiche sur Le Tort du soldat d’Erri De Luca
→ (sur flipbook) les premières pages du Tort du soldat
→ le site dédié (en français) à Erri De Luca



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