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Bruno Fern, reverbs     phrases simples par Isabelle Lévesque

Publié le 10 mars 2014 par Angèle Paoli
Bruno Fern, reverbs   phrases simples,
Éditions NOUS, Collection disparate, 2014.


Lecture d’Isabelle Lévesque

[PRENDRE AU MOT]

Sur la ligne de départ, énoncé de la règle de reverbs : « Ce livre est uniquement composé de phrases simples. » D’emblée l’angle grammatical, un seul verbe conjugué par phrase, pas plus. Exercice à contrainte. Primaire, collège, au choix. Des réminiscences.
Pas sens unique cependant, la polysémie, à l’attaque, est annoncée en se fondant sur « contenir » : un verbe conjugué « contenu » dans la phrase simple, une foule « contenue » par la police dans une manifestation. L’homonymie ouvre le champ sémantique, le déplaçant d’un mot au même mot. Sur place. Case départ : effets en chaîne, un même signifie plusieurs. Simple n’est pas univoque.
La langue et l’écho : font corps. Tout ce qui résonne en elle. Associés en phrases simples, les mots font corps mais corne l’écho de phrases autres, polysémiques, enchaînées. Le texte de Bruno Fern fourmille de ces glissements (de son, de sens) :

« Les paramètres ne sont pas toujours réunis.

Ce sont des branches, en somme, mais pas du même arbre.

La forêt cache son jeu. »

L’arbre est-il derrière le sens ou devant, déplié ? Pataugent aussi les pronoms : « il », l’auteur, en sa biographie se dissimule à force de « s’emmêler les pinceaux ». On ne sait plus qui du coup. Longue démonstration de phrases alignées, courtes, un seul verbe conjugué, c’est la condition, mais elle rebondit (retentit) dans les pronoms (la question qui). Parfois, les mots s’agglutinent en fin identique (arbrisseaux, panneau, lambeau, page 22), c’est plus commode si ça sonne :

« Les sons parasites renforcent le taux d’écoute. »

Très sérieusement, nous sourions : nous réfléchissons, la phrase se mord la queue perdue dans les sons, nous relisons. Nous nous amusons.

« Passons. »

« The book must go on. » Et taux d’écoute aussi sûrement multiplié par phrase simple en anglais : on utilise (on se gausse) des formules habituelles, on change la donne – un mot. Go on !
Ce qui n’existe pas peut « s’écrire ou s’écrier ». C’est pratique :

« Une simple inversion de lettres joue un rôle. »

Acte, scène, drôle. On pose des opérations, des règles (« Dans une série discrète la variable… »), un personnage (la phrase simple) pour « retrouver des fondamentaux » et à partir de là le livre bouge avec ses phrases simples. Mêlant les axiomes, les entorses, les registres. Flaubert et sa correspondance côtoie le retour (« dans les dents ») des « phrases-boomerangs ». Vivant son heure de gloire : éloge de la phrase simple. Louées les expressions toutes faites à couper, répartir autrement dans la phrase :

« La souplesse entre également en ligne.

De compte des mots ratent. »

Comme les références multiples aux livres utilisés à l’école (Orsenna et les « tribus de mots » dans La grammaire est une chanson douce). Les référents s’alignent, bruissent. La grammaire a des oreilles et des évasions ludiques :

« L’appareil brandi dans le plus simple appareil.

Là c’est une phrase nominale »

Homonyme à l’entrée, à la sortie et la variante instituée : sans verbe « exprimé ». « C’est donc une phrase hantée. » Où le verbe, membre fantôme de phrase amputée ? Comme revient, se précise la définition de la phrase, des motifs (sonores) sont repris. L’enfant naît, il crie. La phrase aussi dans le poème « émet des vibrations ». On parle par les cordes vocales, les poumons (par deux, sauf si la guerre détruit cette règle : grand blessé), les muscles, le corporel facilite l’émission, la flexion pour les figures libres du « skate-park ». Glissement des définitions de cours (grammaire) aux règles physiques de déplacement. Le sens circule là, débride la grammaire, s’écarte. Réflexion en acte : le texte faisant ce qu’il dit expérimente, l’écriture

« Dévoile la hauteur de la marche.

(Soyez prudents en descendant du livre.) »

Sens propre / sens figuré. Prendre au mot. Le texte de Bruno Fern le fait. On dévale, l’escalier du savoir grammatical s’incarne dans la phrase simple (plus si affinités). Remonter à l’ancien français, faire jouer les sens :

« Certains considèrent ça comme un vrai bordel.

Au XIIe siècle, ce mot qualifiait une petite maison, une cabane.

Il relevait donc de l’architecture. »

Grammaire à bâtir. Comme découle ensuite du thème lancé par l’ancien français le retour aux modernes, « le sujet capitaliste » veut « aménager son intérieur au moindre coût ».
Toutes séparées par un espacement régulier. Pas une exception, les phrases coulent de source et glissent sur les sens.

La règle que s’est fixée l’auteur pour ce livre connaît quand même un sérieux accroc : une phrase complexe (citation de Gustave Flaubert) !

« Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. »

Bruno Fern se justifie en note, arguant du fait que Flaubert lui-même est « une exception ». Le poète dénonce une langue qui se veut simple. Celle de la guerre, de l’horreur économique, de la consommation, de la publicité, des informations télévisées à la hiérarchisation brutale et révélatrice est omniprésente :

« Un type de phrase correspondrait à un type d’État.

Les leurs exigent la clarté maximale.

Ex. I : Les marchés doivent être rassurés.

Ex. 2 : L’âge médian de décès des sans-abri à Marseille est de 41 ans pour les femmes.

Elles (leurs phrases, pas ces femmes) impactent le paquet en ventes flash. »

La première phrase citée est de Natalie Quintane. Les citations sont nombreuses dans le livre, comme autant de « reprises » réalisées avec des fils de couleurs très diverses : François Villon, Paul Celan, Tristan Tzara, Louis Zukofsky, Gilles Deleuze… 33 citations1 . Henri Droguet a compté 963 phrases2… Le chiffre 3 et ses multiples semblent jouer3 un rôle dans l’élaboration de ce livre.
Les citations-reprises sont généralement des phrases. Mais elles peuvent également intervenir comme fragments :

« Ex.2 : placez votre argent en toute quiétude à 4,28 % garantis les premiers mois. »

Une note indique que les mots en italiques sont de Primo Levi. Ils sont tirés du poème placé par Primo Levi en tête de son livre : Si c’est un homme4 . Contre-courant : la locution adverbiale à contexte inverse fait déraper le sens (antiphrase à décrypter).
De la fabrique à texte, quelles sont les deux « mamelles » ?
« Tissage est l’une des mamelles », est-il dit page 27. « Le décalage est la seconde mamelle », trouve-t-on page 34. C’est donc un tissu de mots, avec trame et chaîne. Dans un sens et dans l’autre. Mais ce tissu, parce qu’il est vivant, connaît forcément parfois des accrocs ou des « décalages ».

« Quoi qu’il en soit, c’est autant une affaire de reprises. » (page 27 également)

Les citations d’auteurs célèbres ne sont pas les seules à constituer le texte. D’autres paroles le tissent :

« Le discours publicitaire est devenu le maître des discours. [citation de Dominique Quessada]

1, 2, 3, slogan !

C’est une pétrification généralisée. »

Tout réduit à l’efficacité univoque et maîtrisée. Date à respecter, promotion validée :

« Avec elle c’est sur-le-champ ou dans 3 jours dernier carat. »

Le poète nous « conduit hors de la grammaire », il « lutte avec la langue », la langue porte la difficulté de dire et d’entendre.
Dans reverbs, le lecteur, qui aurait gardé le souvenir de ses leçons de grammaire de CE 1, constate très vite que les phrases simples ne le sont pas. Plusieurs, autrement ponctuées, pourraient constituer une phrase complexe :

« Quoi qu’il dise il.

Produit à la source soi-disant contrôlable.

Se trame dans tous les coins se.

La change la.

Donne le.

Change en quoi qu’il dise il.

Roule son caillou non identique. »

Ici le lecteur découvre des phrases agrammaticales. Certains mots hésitent : « Produit » et « change » sont-ils des noms ou des verbes ? « se » + « la » = cela ? Tout se complique et se défait. Langue en acte, phrase à la coupe syntaxique impossible et le sens alors, au milieu de ces phrases séquencées, déconstruites, comme un système usé invalidé.
Un nom peut-il devenir verbe ?

« Chacun sexe en son temps. »

« Chacun » serait-il déterminant alors et la phrases nominale lancée, nouvelle, créée ?

Livre tissu, reverbs peut aussi se lire comme un jeu de l’oie. Bien que séparées de blanc, les phrases se suivent, s’enchaînent. Mais on peut sauter d’une page à l’autre, d’une case à l’autre. Parfois, des retours s’imposent :

« Une simple inversion de lettres joue un rôle.

Parfois il est vital.

Cet adjectif devrait faire reculer de 8 phrases. »

Reculons donc « de 8 phrases » :

« Il suffit de modifier l’axe de vie.

Remarque 5 : ce dernier mot est ambigu. »

Peaux de banane, les chutes sont des rebonds (reverbs : sens et sons). « [M]eurt » se répète en « sursis », « balle » qui « attend son heure sans manifester la moindre impatience ». Dans les filets sémantiques, un mot se trouve pris pour se reproduire dans un autre qui va altérer, amplifier, orienter son sens. Personnification au passage, trace de jeu, d’enfance qui malaxe les règles en les utilisant, bon an mal an, riant :

« Le tour est joué.

Le jour est tué. »

Les sons dépliés se cousent, et patchwork des reprises :

« Je parle sous moi. »

La reprise, ici, c’est une citation de la Rapsodie du sourd de Tristan Corbière :

« – Rien – Je parle sous moi... Des mots qu'à l'air je jette
De chic, et sans savoir si je parle en indou...
Ou peut-être en canard, comme la clarinette
D'un aveugle bouché qui se trompe de trou. » 5

Ce poème de Tristan Corbière s’achève lui-même par une citation : « Le silence est d’or. (Saint Jean Chrysostome6 ) »

Or le sourd de la Rapsodie apprend sa surdité de la bouche d’un « homme de l’art » et il comprend d’autant mieux qu’il n’entend pas du tout ce qu’il lui dit. D’où une série de questions qu’il se pose. Il finira par ne plus comprendre du tout ce qu’on lui dira en répondant au hasard. Il parlera lui-même sans savoir exactement ce qu’il dit et déclarera à celle qu’il aime :

« – Soyez muette pour moi, contemplative Idole,
Tous les deux, l’un par l’autre, oubliant la parole,
Vous ne me direz mot : je ne répondrai rien...
Et rien ne pourra dédorer l’entretien. » 7

Dans reverbs, Bruno Fern nous montre ces discours si nombreux et stéréotypés que nous n’entendons plus l’essentiel. Brouillage :

« La plupart du temps, la langue est soit compacte, soit désagrégée.

Le score final est à peu près pareil dans les 2 cas.
En gros, elle ne tient pas.
Elle s’écroule sur elle-même (d’un seul bloc) ou en dehors. »

Le sourd « parle sous lui », et la langue « s’écroule sur elle-même ». Image concrète du sport, du score, ballon rond, rond en l’air et l’oreille n’entend plus :

« Des balles partent en l’air ou dans les pieds.

Elles ne sont cependant pas perdues pour tout le monde.

Ne tombent pas dans celle d’un sourd. »

Brouillage du message qui n’atteint pas son but et la page agglutine les phrases télescopées d’un discours uniforme pris dans le rebond du texte :

« Une mise à jour dure de la feuille. »

Les phrases perversement simples de la publicité répétées jusqu’à plus soif, code usé car figé, les « éléments de langage » stratégiquement martelés par les politiques, le volume sonore des spots publicitaires sciemment gonflé, tous ces mots vides de sens réverbérés à l’infini nous menacent d’une surdité généralisée.
Alors, d’abord le silence (il est d’or, Tristan Corbière l’a rappelé). Et puis la langue des poètes, celle des écrivains ou des philosophes qui savent que tout n’est pas simple, que beaucoup de questions sans réponse se balancent et gonflent en sphère de reverbs, sens mouvants et glissants des mots.
Ainsi le livre de Bruno Fern réverbère des fragments de discours publicitaires, politiques, journalistiques ; et aussi de nombreuses citations, parfois littérales (en italiques) ou transformées.

« Son origine remonte.
Descend les fleuves évidemment impassibles au cycle de l’eau. »
 
Rimbaud revient pour « empêcher l’auditoire de s’endormir ».

Le mur ne fait pas que renvoyer les sons : on peut « rentrer dans le mur », plein fouet, de face, « [i]l y a du lancer puis du retour à l’envoyeur ». Retour au titre aussi, à ce qui s’amplifie, se diffuse comme dans une salle de concert, la phrase ou « réverbération » de la « langue morte », « [e]lle continue pourtant à briller ».

Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque

_________________________________________
1. 33 citations répertoriées à la fin. Mais elles sont bien plus nombreuses.
2. À lire sur : Poezibao du 22/02/2014
3. Jacques Jouet, l’oulipien, est lui-même cité.
4. « Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non. […] »
Primo Levi, Si c’est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger (Julliard, 1987)
5. Tristan Corbière, Rapsodie du sourd, in Les Amours jaunes (1873)
6. Attribution abusive à celui qui fut surnommé Chrysostome, Bouche d’Or, en raison de son éloquence…
7. Aux ombres de Damon de Malherbe, Tristesse de Musset, Chant d’automne de Baudelaire, Cierges de Cavafy, Le bateau ivre de Rimbaud, Le pont Mirabeau d’Apollinaire… Toute une anthologie pourrait être composée avec ces poèmes cités, où auxquels il est fait allusion, poèmes qui « réveillent » le sens des mots en les contextualisant autrement. Métalangage, beaucoup permettent de prolonger la réflexion (ou la rêverie) sur la difficulté de dire ou d’entendre, de croire aussi à une parole suspecte, et même mensongère…


Fern, reverbs 4




■ Autres notes de lecture d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes

→ Edith Azam, Décembre m’a ciguë
→ Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
→ Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
→ Armand Dupuy, Mieux taire
→ Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
→ Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
→ Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
→ Hervé Planquois, Ô futur
→ Pauline Von Aesch, Nu compris



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