Notes en chemin (112)
Honneur aux braves. – C’était un honneur exceptionnel, sans rien d’académique, que de pouvoir retrouver les deux Habib à la cafète de la Manouba où ils nous avaient rejoints entre deux cours – je me trouvais là avec Rafik Ben Salah et deux profs des lettres assez girondes -, tant leur double action avait relevé de la résistance à l’inacceptable. Quelques jours plus tôt,notre ami Hafedh Ben Salah, désormais ministre de la justice transitionnelle, m’avait expliqué la signification symbolique de La Manouba, creuset de l’intelligentsia d'élite, et donc de la critique possible (Bourguiba l’avait déjà à l’oeil) en pointant tout le travail incombant à son ministère avant « pour que cela ne se reproduise plus »…
À la lecture des Chroniques du Manoubistan, il m’avait semblé découvrir, dans l’opération de déstabilisation de ce haut-lieu du savoir, la trame très embrouillée mais significative d’un complot dont Habib Mellakh souligne, en l’occurrence, le premier mot d’ordre : « bouffer de l’intellectuel ». Or j’ai bientôt compris qu’il ne s’agit pas du tout d’une lutte de classes entre lettrés « privilégiés » plus ou moins tentés par l’Occident, et purs et durs de l’islamisme radical : il s’agit d’une véritable guerre. La conclusion des Chroniques du Manoubistan éclaire d’ailleurs les accointances (plus qu’évidentes) duparti Ennahdha et des salafistes, dans la pure tradition putschiste des Frères musulmans. Rached Ghannouchi, patron d'Ennhahda, est d'ailleurs issu du mouvement et, sous ses chattemites, ne pense qu'à l'islamisation totale de la Tunisie.
Un imbroglio. - Mais tout ne se limite pas à l’opposition du noir et blanc : les méchants islamistes d’un côté et les modernistes de l’autre. Tout est plus enchevêtré et c’est ce qu’on détaille dans la belle observation sociologique du professeur Mellakh, qui montre par exemple comment on se sert d’un chômeur pour terroriser des étudiantes (« on ne vous touche pas dans la Manouba, mais dès que vous en sortez on vous égorge – d’ailleurs vous êtes filmées ») et comment les rouages des syndicats et des médias, des ministères de l’Enseignement et de la justice, des sociétés d’étudiants et des assemblées de professeurs, se sont grippés et agrippés en fonction de mécanismes contradictoires, en tout cas loin des pratiques délibératives.
L’idée de Habib Mellakh était lumineuse et imparable, consistant à noter jour après jour, entemps réel, les faits survenus à La Manouba. Dès le 5 decembre 2011, il observe ainsi le sit-in qui se poursuit depuis huit jours ou quelques étudiants, renforcéspar des nombreux éléments souvent pêchés dans les quartiers défavorisé,célèbrent le Jihad et la guerre et fondent le terme de Manoubistan pourréislamiser la Faculté des Lettres. Au premier regard, on se dit qu’un ou deuxniqabées entourées de cliques manipulées, ne va pas ébranler la vénérable institution. Mais defil en aiguille, c’est une véritable guérilla qui s’instaure et paralyse lescours, avant le début du grand mouvement de solidarité des profs et des milieuxintellectuels tunisiens ou étrangers.
Nous avions entendu parler, déjà de ces événements, dont notre ami professeur et poète Jalel El Gharbi, peu suspect d’être un « mercenaire responsable de la décadence del a faculté », selon la phraséologie des salafistes, avait rendu compte sur son blog.
Le doyen me "gifle". - Or, me trouvant tranquillement, dans la lumière de Midi, en face du Doyen Habib Kazdaghli, j’ai tâché de me représenter la force morale et la détermination physique que cet homme d’étude, historien de formation, a dû puiser en lui pour résister aux fanatiques. Je me le suis figuré en face des deux niqabées hystériques déboulant dans son bureau, yravageant ses papiers avant que l’une d’elle, jouant la victime, prétendument giflée, se fasse conduire à l’hôpital. La scène, inouïe, mais filmée par un émoin qui a prouvé l’innocence du Doyen, fut la base d’un procès à la fois ubuesque et de haute signification politique. Mimant devant moi ce qu’on lui reprochait, à savoir gifler la joue droite d’un jeune femme voilée se trouvant en face de lui (il a esquissé le geste par-dessus la table, bien que je ne fusse point voilé, et a conclu qu'un droitier ne pouvait bien gifler la joue droite de son vis-à-vis sans faire le tour de la table - Allah est témoin), il nous a fait rire comme on rit des pires énormités.
Au sourire des filles en fleurs
Cependant il n’y a pas de quoi rire des événements de la Manouba. Rappelant le rôle de procureur du ministre de l’Enseignement «qui n’a fait qu’encourager les agresseurs », Habib Kazdaghli affirme que « l’agression contre la Manouba était bel et bien une phase d’un vaste projet voulant imposer un modèle sociétal à tout le pays en passant par la mise au pas de l’université tunisienne. »
Un aperçu des pratiques en cours, donné le 7mars 2012 par Habib Mellakh, fait froid dans le dos "Ce groupuscule politique qui a pris en otage aujourd'hui notre faculté était composé d'une centaine de salafistes et de membres du parti Ettahrir, arborant les drapeaux de leur partis respectifs.Ces miliciens dont certains ont été reconnus comme des commerçants ayant pignon sur rue dans les quartiers populaires voisins de la faculté et qui rappellent par leurs uniformes - habit afghan et brodequins militaires - leur comportement violent, leurs chants, les groupuscules fascistes et extrémistes qui ont défilé dans d'autres contrées, sont venus réclamer la démission du doyen élu de la Manouba"...