N’oublie pas ta tête, on lui avait pourtant bien dit. Jeanne l’avait enfouie par précaution dans un sac en plastique blanc et l’avait posée dans l’espace de rangement au-dessus des sièges des passagers conçu spécialement à cet effet. Et puis précipitation, l’annonce de sa station l’avait surprise en pleine rêverie, elle était sortie, moins une, elle avait juste eu le temps de voir les portes du métro se refermer et emporter au loin son sac en plastique blanc. Jeanne avait perdu sa tête. Elle s’était rendue au bistro d’à côté pour téléphoner aux objets retrouvés. « Oui, s’il vous plait, ouvrez l’œil. Je sais exactement le lieu de la disparition. Elle est dans la trame 6 du métro B de la ligne X3 en direction d’Alpha. Vous pouvez me la mettre de côté ? C’est important pour moi. » Le monsieur au bout du fil était gentil, il avait bien noté tous ses détails. Il était aussi très plaisantin et n’avait pas pu s’empêcher tout au long de se payer sa tête : « dis donc, vous n’aviez pas les yeux en face des trous ce matin ! Où aviez-vous donc la tête ? Et vous ne seriez pas un peu tête en l’air, des fois ? (il était aussi un peu belge) Mon dieu, quelle histoire sans queue ni tête ! » Etc. Jeanne s’était contentée de sourire du bout des doigts, elle était habituée qu’on ne la prenne pas beaucoup au sérieux.
Et puis, de nos jours, on pouvait très bien se passer d’un occiput. Les mains faisaient légèrement affaire, c’était l’ère de l’intelligence tactile et sensitive. Il suffisait de glisser ses index, pouces, majeurs, mineurs pour parler, voir, sentir et communiquer. Jeanne ne perdait aucun des fonctions vitales attachées à son trou d’épingle. Elle n’aurait pas aimé par contre perdre son sexe, son odeur ou sa voix. Qui aurait pu alors bien la reconnaître ? Car, de tête, on pouvait en changer régulièrement, même si elle était bien faite, ce qui n’était pas le cas pour le reste.