Ed Ruscha - I can't not do that,2012
Précédemment, on a vu l'entrée des Versailleux dans Paris...
Depuis des semaines, depuis la proclamation de la Commune, on a comme une agitation du corps, des pensées, qu’on ne sait pas reconnaître, dont on ne sait pas dire si elle tient de l’espoir ou de l’inquiétude, et qui fatigue et tracasse. A l’entrée des Versailleux dans Paris, on est soulagé de cette agitation-là. Ce qu’on craignait le plus arrive et on ne sait pas encore avec quelle atrocité. On dirait que la vie ne sait pas vous laisser tranquille. Je veux dire, ce répit, ce repos, sans lesquels on ne sait pas savourer le goût des choses, s’émerveiller, sourire, on dirait qu’on est voué à devoir les voler. Mais on n’a pas le temps de réfléchir. Les Versailleux sont là.
Les gens discutent dans la cour de l’immeuble. On y va. On veut savoir. Quelqu’un raconte la dernière séance de la Commune. Pour une fois, tous les membres étaient là[1]. Ils parlent. La personne qui relate ne sait plus de quoi ils parlent, peut-être de Cluseret, accusé de trahison. Oui, c’est ça, c’est pour ça qu’ils étaient tous là. On la coupe : on s’en fiche. « Et après ? », quelqu’un dit. Un membre du Comité de salut public interrompt la séance. Il demande la parole. C’est urgent. « C’était quand ? », quelqu’un d’autre demande. On regarde cette personne. On ne peut pas avancer si tout le monde pose des questions. En même temps, on veut savoir. C’était dimanche 21 mai[2], vers quatre heures[3]. Il lit une dépêche annonçant que les Versaillais viennent d’entrer dans Paris par la porte de Saint-Cloud[4]. Plus personne ne parle. La personne qui raconte dit : « il régna un silence profond dans l’assemblée »[5]. Elle se tait. Elle aussi elle se tait. Puis elle reprend : « Pas un mot, pas un mouvement, pas même un murmure »[6]. On imagine. Ce silence, c’est l’impact du coup reçu. Le président de cette séance, Vallès, laisse s’écouler une minute. Quelqu’un répète en murmurant pour ne pas perturber le cours du récit : « Une minute ». Elle continue, la personne qui raconte, elle dit : puis après une minute, avec une fierté inouïe… Je crois qu’elle dit le mot « dignité » aussi…, le président reprend la séance comme si de rien… Elle n’a pas le temps de finir, qu’on la coupe : « Personne n’improvise un plan de défense ?[7] Personne n’organise la résistance depuis le cœur de la Commune ? ».
Le soir, des amis nous convainquent de sortir. On se promène sur les boulevards[8]. Par moments, dans cette foule de visages qu’on regarde en cherchant un signe, une inquiétude dans le regard, une crispation dans les muscles, un souffle plus court, un signe de la tourmente de cette constriction des Versailleux sur Paris qui n’en finit pas de se resserrer, on oublie presque. C’est en se souvenant qu’on se rend compte que, pendant un temps qu’on ne sait pas mesurer, on pensait à autre chose ou plutôt on ne pensait plus du tout. Il fait doux[9]. C’est curieux, cette profusion de sensations qui se réveillent au retour d’une saison, comme si le corps les attendait. C’est le printemps, ces odeurs qu’on reconnaît, que la tiédeur du temps fait exhaler des lieux, des matières, des cuisines ; cette lumière plus jaune, moins inquiète que celle de l’hiver ; ces fruits qu’on n’a pas mangés depuis un an, les fraises, les cerises ; et puis cette impression que le corps se détend avec la chaleur, en hiver on a toujours trop chaud ou trop froid. Les amis vont au théâtre[10]. On préfère rentrer. Dans la cour, les voisins discutent encore. On les salue. On entend : « les Versaillais inondent Paris par les cinq plaies béantes des portes de Passy, Auteuil, Saint-Cloud, Sèvres et Versailles »[11]. On ne s’arrête pas. On va se coucher. En fermant la porte, on entend encore quelqu’un raconter que les Versailleux égorgent les gardes nationaux.
Les jours qui suivent, on s’informe sur la progression des troupes versailleuses. Le 22 mai au matin, elles sont déjà au Champ de Mars. Les baraquements des gardes nationaux brûlent sous le feu des obus versaillais[12]. [Note : Lissagaray écrit : « le premier incendie des journées de Mai, et avoué par les Versaillais eux-mêmes »[13]]. Sur la rive droite, elles atteignent le Trocadéro[14]. Elles continuent. Elles gagnent le quartier des Champs-Élysées[15]. Elles s’arrêtent. Elles sont gênées par le mur du jardin des Tuileries, renforcé de sacs de terre et devant lequel on a creusé un fossé[16]. C’est un tourbillon de rumeurs qui virevoltent, qui n’ont pas le temps de se contredire qu’elles sont déjà évanouies. Il y a quelque chose de vicieux dans le fait qu’on puisse presque trouver de l’amusement dans toute cette excitation. C’est surtout l’effroi qui l’emporte, quand même. Le soir, les troupes ennemies occupent toute une moitié de Paris, de la gare des Batignolles à la gare Montparnasse[17]. [Notes : selon Lissagaray, le Ministère des Finances brûle cette nuit-là sous le feu des obus versaillais « destinés à la terrasse des Tuileries »[18]. Après l’avoir éteint une première fois, les pompiers de la Commune n’y peuvent mais. Vinoy parle lui aussi d’un premier incendie accidentel le 22 mai[19], que les pompiers parviennent à éteindre, mais date l’incendie du bâtiment au 23[20], qui n’est plus accidentel donc. On s’y arrêtera…]
Le 23, l’excitation vicieuse et enfantine qu’on pouvait avoir passe tout à fait : Montmartre est pris. Ces trois mots dans cet ordre, combinés ainsi, ils ne peuvent s’entendre que comme un seul et immense cri de désespoir et d’abattement. On ne parle plus. On ne s’échange plus les nouvelles. La petite assemblée de voisins dans la cour se disperse. On ne se dit même plus bonjour. On se regarde. On se regarde longtemps avec une tristesse dans les yeux, plus que ça. On a perdu le goût des choses. On ne voit plus rien. On ne sait plus. [Notes : Vinoy se réjouit : « La chute de Montmartre réduisait à néant et en un seul moment toutes leurs espérances »[21]]
Les mâchoires serrées, les épaules tendues pour enfouir la tête et les poings fermés au fond des poches, on lit les placards sur les murs. Tous les organes de la Commune appellent les soldats versaillais à fraterniser avec les parisiens, comme au matin du 18 mars. Le conseil leur rappelle qu’ils font partie du Peuple[22] et leur assure : « Vous serez accueillis fraternellement ». Le Comité de Salut public leur lance : « Venez à nous, frères, venez à nous : nos bras vous sont ouverts ! »[23]. Le Comité central fait appel à leur conscience : « Lorsque que la consigne est infâme, la désobéissance est un devoir »[24]. Et là alors, à ce moment précis, devant ces papiers collés à la hâte, qui espèrent un dernier sursaut des soldats, dont on a déjà arrêté la lecture parce qu’on a compris, on sait, on est certain : tout est perdu.
Mais se laisser abattre, décidément, on ne sait pas faire. On ne s’en remettra pas à la clémence, à la conscience ou à la lucidité de l’ennemi, non, alors. Il y a un sentiment très fort, qui paraît comme venir de la terre, traverser la plante des pieds, courir le long des jambes, enflammer les entrailles et dévaster le corps et qui s’appelle la colère et qui ne sait pas s’éteindre. On court. On frappe aux portes. On vient d’apprendre que les Versailleux massacrent. Quarante-deux hommes, trois femmes et quatre enfants, ramassés au hasard, fusillés là où périrent les généraux Lecomte et Clément Thomas[25]. Aux Batignolles, à Montmartre, place de l’Hôtel de Ville, porte de Clichy, partout, quelqu’un dit, partout, c’est un carnage ![26]
On brûle les maisons d’où les Versailleux tirent[27]. Maisons traitresses, quartiers en flammes. Vers sept heures, aux approches de la nuit[28], un incendie monstrueux se déclenche en plusieurs foyers, ceux du palais de la Légion d’honneur, du Conseil d’État, et, rive gauche, ceux des maisons de la rue Royale et de la rue Boissy d’Anglas qui s’enflamment simultanément[29]. Au milieu, les Tuileries disparaissent sous les flammes. Le lit de la Seine ne paraît contenir « qu’un vaste torrent enflammé »[30]. [Notes : s’arrêter sur les incendies.
« Les flammes irritées se dressent contre Versailles et disent au vainqueur de Paris qu’il n’y retrouvera plus sa place et que ces monuments monarchiques n’abriteront plus de monarchie »[31] écrit Lissagaray.
Noter que Louise Michel affirme que « Tous les incendies d’alors ne furent pas le fait de la Commune, certains propriétaires ou commerçants afin d’être richement indemnisés de bâtisses ou de marchandises dont ils ne savaient que faire, y mirent le feu. »[32]
Jaurès, lui, soupçonne « les dirigeants bonapartistes voire républicains » d’avoir eu « un intérêt majeur à détruire » des documents qui auraient prouvé leurs « infamies », leurs « trafics » ou leurs « dilapidations »[33]
Quant à l’incendie des Tuileries, dont « la Commune a revendiqué avec orgueil la responsabilité »[34] selon les termes de Jaurès, on peut noter ces propos relevés par Louise Michel : « Paris vaincra ! et du reste, il mourra invaincu ! Ainsi avaient fait Carthage, Numance, Moscou, ainsi nous ferions »[35]
Noter qu’au cours du conseil de guerre devant lequel sont traduits les membres de la Commune, on exhibera une pièce, un ordre signé de Ferré qui stipule : « Au citoyen Luçay faites flamber Finances et venez nous rejoindre ». Ferré niera l’authenticité de cet ordre : « L’expert a dit que la pièce était de moi et que j’avais changé mon écriture. Eh bien, je vous donne ma parole que cette pièce est fausse »[36]
]
Ca ne sait plus s’arrêté. Chaque nouvelle tombe comme le projectile d’un obus et fracasse le cœur. L’obstination meurtrière de Versailles dévore paris. Le 24, les troupes versaillaises gagnent le Louvre, le Palais-Royal, la Banque, la place de la Bourse. Elles rencontrent une résistance « très vive »[37] à la Pointe Sainte-Eustache d’hommes et d’enfants. Les bâtiments sont évacués, l’imprimerie nationale, l’Hôtel de Ville, le Panthéon… A dix heures, de la fumée, des flammes s’élèvent du beffroi de l’Hôtel de Ville[38]. Une heure plus tard, le feu s’est répandu partout. Et les hommes, les femmes, les enfants tombent. Dans tout Paris. Les Versailleux fouillent et pillent les boutiques des commerçants qui ont servi pendant la Commune[39] et les maisons. Quelqu’un dit : « Quand ils fouillent une maison, tout y passe »[40]. Tout y passe, ça veut dire aussi qu’ils achèvent les blessés, qu’ils fouillent les cadavres[41]… Les Versaillais massacrent. Partout dans les rues, des étendues de sang, des bris de viscères, de cervelles, des cadavres[42]
A sept heures, un homme, Genton entre à la prison de la Roquette avec l’ordre d’exécuter six otages. Il forme un peloton d’hommes, qui se précipitent pour venger qui leur père, qui leur sœur, qui leur femme[43]… L’archevêque Darboy, le président Bonjean, les jésuites Allard, Clerc, Ducoudray, le curé de la Madeleine Deguerry[44]. On les mène au mur d’exécution. Genton « fait le geste et les fusils partent »[45]. [Notes : Da Costa se fait plus précis quant à cette exécution. Ce sont, d’après lui, les soldats de l’état major du 66e, point de « résistance suprême »[46], dirigée par Ferré, qui réclament les otages[47]. Genton, accompagné de Fortin, mandé par Ferré, après plusieurs allées et venues pour préciser les ordres et les noms[48], entre dans la prison accompagné du peloton… D’après le témoignage de Fortin, l’archevêque aurait dit : « - Et cependant, j’ai écrit à Thiers. – Nous le savons bien, répondit Fortin. C’est sa faute si vous êtes là. »[49]. Lissagaray et da Costa s’accordent : au premier feu, cinq otages tombent. L’archevêque reste debout jusqu’à la seconde décharge. Relever que da Costa cite une lettre de Fortin écrite en 1888 : « En 1871, j’étais jeune et enthousiaste ; j’ai agi avec la conviction que je servais la bonne cause, et aujourd’hui, après dix-sept années, dont neuf passées en prison et au bagne, ma conviction n’a pas changé. » Et d’ajouter : « L’armée de Versailles fusillait tout sans merci ; il fallait bien faire un exemple : il fallait frapper un grand coup. » [50].]
Dans la nuit, la Porte Saint Martin, l’église Saint Eustache, la rue Royale, la rue de Rivoli, les Tuileries, le Palais Royal, l’Hôtel de Ville, le Théâtre Lyrique, sont en flammes[51]
Le 25, beaucoup de Communeux sont réfugiés à la Mairie du XIe[52]. On entend les voisins discuter dans la cour. On n’a plus le cœur à s’en mêler. On entend, par la fenêtre, les bruits. Delescluze, après avoir tenté une conciliation impossible, écrit à sa sœur qu’il « ne se sent plus le courage de subir une nouvelle défaite après tant d’autres », sort de la mairie du XIe et s’avance boulevard Voltaire. Je ne sais pas comment ils le savent, les voisins. Ils disent : Il marche. Plusieurs hommes qui le suivent tombent sous les tirs des Versailleux ou renoncent. On se lève. On s’approche de la fenêtre pour entendre. Delescluze, on sait qui c’est. Il était maire du XIXe pendant le siège ; il dirigeait le journal le Réveil ; il était membre de la Commune pour le XIe et le XIXe aussi. Début janvier, il était le seul maire à demander des comptes au gouvernement et à réclamer la Commune. On se rappelle qu’il avait démissionné. On sait même son âge, il a 61 ans. On l’imagine marcher face aux tirs versailleux. On suppose qu’il se tient droit, avec la fierté que donne quelque chose comme la conviction. On a cette image en tête pendant que le voisin raconte. Il dit qu’il monte sur les pavés d’une barricade. L’image est très précise. C’est comme si on le voyait gravir les pavés, buter, se redresser, défier Versailles. Il tombe « foudroyé sur la place du Château d’Eau »[53]. On n’a plus envie d’écouter. On ferme la fenêtre. On fait du bruit, on déplace des papiers, des chaises, n’importe quoi pour couvrir les voix. On se demande ce qui fait qu’on ne peut pas fermer les oreilles comme on ferme les yeux. Et puis on se dit que sans doute ce n’est pas pour ne pas voir qu’on est doué de paupières, mais pour protéger un organe fragile…
On entend quand même. A travers les fenêtres, les murs, l’écho de la cour, les voix montent. Un voisin parle de Thiers. Il vient d’adresser une circulaire aux préfets et à toutes les communes de France. Il parle des « scélérats qui opprimaient et déshonoraient [Paris] »[54]. Il dit que « le sol de Paris est jonché de leurs cadavres ». Et il ajoute : « Ce spectacle affreux servira de leçon, il faut l’espérer, aux insensés qui osaient se déclarer partisans de la Commune ». Quelqu’un parle de folie meurtrière. Quelqu’un dit que « ce vol furieux [distance] la Saint Barthélémy »[55]. Un autre revient de la place du Panthéon. Il a vu les soldats versaillais dormir sur des bottes de paille au milieu des cadavres[56]. On ne sait pas les faire taire, ces voix, non… Ce qu’elles disent ces voix : cet acharnement aveugle et furieux dont la voracité semble ne jamais devoir s’éteindre. Que ça s’arrête. Pitié, que ça s’arrête.
Dimanche prochain, se terminera la "Semaine sanglante"...
[1] Arthur Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, éd. J.-M. Laffont, 1981, p. 252.
[2] Ibid., p. 251.
[3] Ibid., p. 252.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Cf Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, 1929, p. 308.
[8] Ibid., p. 309.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 310.
[12] Joseph Vinoy, Campagne de 1870-1871, Paris, 1872, p. 309.
[13] Lissagaray, op. cit., p. 315.
[14] J. Vinoy, op. cit., p. 310.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 312.
[17] Lissagaray, op. cit., p. 322.
[18] Ibid., p. 319.
[19] J. Vinoy, op. cit., p. 322.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 321.
[22] Journal Officiel de la Commune, en date du 24 mai 1871, Paris, 1871, p. 648.
[23] Ibid., p. 649.
[24] Ibid.
[25] Lissagaray, op. cit., p. 325.
[26] Ibid., p. 326.
[27] Ibid., p. 330.
[28] J. Vinoy, op. cit., p. 322.
[29] Ibid.
[30] Ibid., p. 324.
[31] Lissagaray, op. cit., p. 332.
[32] L. Michel, op. cit., p. 356.
[33] Jean Jaurès, Histoire socialiste, Tome XI, Paris, 1901-1908, p. 456.
[34] Ibid.
[35] L. Michel, op. cit., p. 337.
[36] La Commune devant les conseils de guerre, Paris, 1871, p. 20.
[37] Lissagaray, ibid., p. 336.
[38] Ibid.
[39] Ibid., p. 331.
[40] Ibid., p. 343.
[41] Ibid.
[42] Cf par ex. Paul Bourget Pendant la bataille, in le Figaro, en date du 12 décembre 1895, p. 4.
[43] Ibid., p. 344.
[44] Ibid., p. 345.
[45] Ibid.
[46] Gaston Da Costa, la Commune vécue, Paris, 1903, Tome II, p. 2.
[47] Ibid., p. 3.
[48] Ibid., pp. 4-6.
[49] Ibid., p. 8.
[50] Ibid., p. 10.
[51] Lissagaray, op. cit., p. 346.
[52] Ibid., p. 352.
[53] Ibid., p. 356.
[54] Jules Favre, le gouvernement de la Défense nationale, Tome III, Paris, 1875, p. 447.
[55] Lissagaray, op. cit., p. 343.
[56] Paul Bourget in le Figaro, op. cit.