21 mars 1825 | Incendie du théâtre de Weimar [Jean-Yves Masson]

Publié le 21 mars 2014 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Dans la nuit du lundi 21 au mardi 22 mars 1825, peu après minuit, une entêtante odeur de brûlé se répandit dans les rues de Weimar, aussitôt suivie du tocsin qui retentissait de clocher en clocher. Le concierge, qui dormait, n’avait eu que le temps de s’enfuir et de donner l’alerte. Le feu avait pris dans le sous-sol du théâtre, où l’on n’avait pas cru bon d’éteindre le chauffage à cause de la représentation prévue le mardi soir. Il était parti d’une provision de bois qu’on avait laissée trop près de la chaudière, et que quelques braises répandues par inadvertance avaient suffi à enflammer. En un peu plus d’une heure, sans se faire remarquer, le feu avait eu le temps de ronger par en dessous tout le parterre. Le plancher de la salle s’effondra d’un coup, révélant brutalement un sinistre déjà trop étendu pour être maîtrisable. Ce soir-là, j’avais croisé Eckermann à une représentation d’une pièce oubliée de Cumberland, Le Juif, que nous avions tous deux beaucoup appréciée — surtout La Roche dans le rôle principal.
Alerté par le bruit, je fis comme beaucoup de gens : je m’habillai en hâte et j’accourus de l’auberge où je logeais. En approchant de la place du théâtre, je reconnus quelques–uns de mes camarades anglais, les saluai, puis aperçus Eckermann et le rejoignis.
Sur la grand-place, ils étaient tous là, les acteurs et les actrices engagés pour la saison, et ceux qui, comme le vieux Graff, ou Oels, figures bien connues, avaient passé presque toute leur vie à jouer ou à chanter sur cette scène. Eckermann en connaissait beaucoup qu’il me nomme discrètement : il y avait là le chef d’orchestre Eberwein et sa femme Henriette, une célèbre soprano, à côté du ténor Moltke et des acteurs La Roche, Durand et Lortzing. Tous observaient le feu, l’air navré, en silence. Et puis, il y avait aussi, tout autour de nous, l’immense foule anonyme – les courtisans, les bourgeois, les aubergistes, les artisans, les commissionnaires, les postillons, les voyageurs de passage … — toute la population de Weimar accourue, le cœur navré, pour regarder brûler son théâtre. Le bourgmestre Schwabe allait et venait en tous sens, donnant des ordres afin que le feu ne se propageât pas aux maisons voisines.
En silence, médusés, nous contemplions l’incendie. Tout autour, les femmes poussaient de petits cris d’effroi chaque fois qu’on entendait un nouveau craquement, ou qu’une flamme un peu plus forte jaillissait du toit, comme s’il fallait la comédie de la peur alors qu’il n’y avait de toute évidence rien à craindre si l’on restait à distance raisonnable. Non, personne ne risquait rien. Et du reste, les sergents de la ville contenaient maintenant la foule du côté de la place opposé à l’édifice en flammes. L’incendie ressemblait plutôt à un grand feu d’artifice. Oui, c’était comme un ultime spectacle que donnait à toute l’assistance le vieux théâtre à la silhouette si familière. « Vieux » théâtre est une façon de parler : assez récent, en fait, pour un édifice de ce genre, car il avait moins de cinquante ans. Mais on y avait vu tant de choses ! Et la plupart des assistants n’étaient pas assez âgés pour se souvenir de l’édifice précédent. Tout au plus pouvait-on l’imaginer d’après d’anciennes gravures.
La partie supérieure de la façade s’effondra la première, découvrant entre ses pilastres, qui restèrent encore debout un bref instant, tout le premier étage avec la grande salle et la galerie en feu. Sur la scène dont le rideau était depuis longtemps parti en fumée, des nuages de carton embrasés tombaient avec une sorte de grâce légère, un instant retardés dans leur chute par un tourbillon d’air brûlant. Un soleil de carton jeta soudain de vraies flammes par-dessus ses flammes peintes, et oscilla un moment au bout d’un câble avant de se laisser choir avec un grand soupir bizarre au milieu des poutres été des poulies qui pleuvaient. Le feu rugissait dans la fosse d’orchestre, il montait, descendait, remontait au septième ciel, descendait au premier, deuxième, troisième dessous, crépitait avec ardeur, accomplissait son travail de feu avec une autorité très sûre, culbutant sans ménagement les portes du fond de la scène à grand fracas, découvrant le jardin qui avait parfois servi d’arrière-plan aux spectacles, à la belle saison. Les peintures de Thouret, tant admirées, les précieux décors de Beuther, n’étaient déjà plus qu’un souvenir.

Jean-Yves Masson, L’Incendie du théâtre de Weimar, I, Éditions Verdier, 2014, pp. 17-18-19.




■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions Verdier) la page de l'éditeur sur L’Incendie du théâtre de Weimar



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