Enfumage

Publié le 24 mars 2014 par Rolandbosquet

   Voilà un mot qui ne vient pas naturellement dans la conversation avec la boulangère, le boucher ou la patronne du bistrot de la place de l’église. Paisiblement installé entre les mots enfuir et enfûtage, il ne fait guère parler de lui et attend patiemment qu’on l’interpelle. Il s’écrit par ailleurs le plus simplement du monde. Sans circonvolutions tarabiscotées ni h énigmatique hérité d’un lointain ancêtre hellénique ou arabe. Devant tant de réserve, la question pourrait presque se poser : à quoi donc peut bien servir un vocable d’une aussi plate normalitude ? Suivons, pour le savoir, cette famille tout à fait ordinaire qui, dès le retour du père qui donne des cours de littérature comparée à la Sorbonne, quitte son duplex de la Porte St Martin et se rend, pour le "week-end", dans sa petite propriété de la vallée de Chevreuse. À cause des embouteillages, ils arrivent au cœur de la nuit, fatigués et pressés de rejoindre les draps rêches de leur lit. Le soleil perce à peine les persiennes de leur chambre qu’un tracteur passe sous leurs fenêtres. Le sourd ronronnement du moteur les réveille inévitablement. Madame grogne, se tourne vers le mur et tente de se rendormir. Les yeux grands ouverts, Monsieur laisse courir ses idées pendant quelques minutes jusqu’à ce que l’une d’elles s’impose. Ne pourraient-ils pas occuper ces instants d’une si rare qualité à une activité conjugale plus joyeuse ? Je dors, bougonne sèchement Madame tandis qu’une voiture annonce son arrivée d’un rageur coup d’avertisseur avant de s’enfuir d’un bon coup d’accélérateur. Agacé, Monsieur décide de se lever. Puisqu’il est réveillé, autant en profiter pour faire quelques pas au jardin qui doit être magnifique en cette saison. Il descend à pas de loup, gagne la cuisine encore plongée dans l’ombre, se cogne contre buffet, bouscule une chaise qui tombe sur le carrelage, déclenchant un tintamarre qui résonne dans toute la bâtisse, parvient enfin à la fenêtre, l’ouvre après beaucoup d’efforts à cause de l’humidité qui en a gonflé les montants et écarte les volets. Et c’est un nuage de fumée qui l’assaille, lourd d’odeurs de branches de sapin et d’herbes à peine sèches portées par les flammes qu’attise le jardinier des voisins. « C’est de l’enfumassion » s’exclame le fils descendu en toute hâte alerté par le vacarme. « Non, rétorque le père en toussant, de l’enfumage ! » Ainsi, la fréquentation assidue des plus grands auteurs, de Montaigne à Bossuet et de Victor Hugo à Guillaume Musso, lui aura permis d’accéder, d’emblée, au sens premier du mot : environner de fumée. Ainsi, l’apiculteur enfume-t-il ses ruches avant de récolter le miel, le chasseur enfume-t-il le terrier du blaireau pour le contraindre à sortir et le poêle, mal réglé, enfume-t-il la cuisine. Il peut arriver que des hommes politiques l’utilisent eux aussi pour qualifier les propos de leurs adversaires. Ils n’usent là en réalité que d’une métaphore.Même si elle exprime fort bien le fond de leurs pensées. Ils la manieront probablement et jusqu’à satiété en ces jours de bilans pour décrire leurs propres défaites et les transformer en victoires. On voit par là que le monde devrait s’inspirer de la richesse de notre langue pour essayer de tourner un peu moins de guingois.

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