Le 28 mars 1936 naît à Arequipa, au Pérou, Mario Vargas Llosa. L’enfant passe son enfance à Cochabamba, en Bolivie, où il est élevé par ses grands-parents maternels. Il poursuit ensuite ses études à Lima puis à Piura (Pérou). Cette ville servira de cadre à certaines de ses créations, romans et pièces de théâtre. Parmi lesquels figurent le recueil de nouvelles Les Caïds/Los Jefes (1959) et le roman La Maison verte (1966). Le collège militaire de Lima, qu’il intègre après la réconciliation de ses parents, lui inspire le récit La Ville et les chiens (1963). En 1954, inscrit à l’université San Marcos de Lima pour y étudier le droit et les lettres, il se passionne pour le marxisme et pour Jean-Paul Sartre. L’année suivante, il épouse Julia Urquidi Illanes, l’ex-femme d’un de ses oncles, de dix ans son aînée. Elle lui inspire le personnage de tante Julia, dans le roman La tante Julia et le scribouillard (1977). De 1958 à 1959, il codirige la revue Literatura et obtient une bourse pour préparer à Madrid une thèse sur le poète Rubén Dario. En 1959 son recueil Les Caïds est récompensé par le prix Leopold Alas. Après Madrid, Mario Vargas Llosa s’installe à Paris où il découvre l’œuvre de Flaubert qu’il lit dans son intégralité. C’est à Paris qu’il travaille à la rédaction du roman La Ville et les chiens. Professeur au King’s College de Londres, il publie Conversation à la Cathédrale (1969), puis Pantaléon et les Visiteuses (1973) ainsi qu’un essai sur Flaubert : L’Orgie perpétuelle (1975).
Le roman La Maison verte se déroule selon deux axes : d’un côté la vie primitive représentée par la bourgade Santa-Maria-de-Nieva, située en pleine forêt amazonienne ; de l’autre la civilisation, représentée par la ville de Piura, en bordure du désert.
LA MAISON VERTE, CHAPITRE IV (extrait)
C’est ainsi que naquit la Maison verte. Sa construction demanda bien des semaines ; planches, poutres et briques devaient être traînées depuis l’autre extrémité de la ville et les mules que don Anselmo avait louées avançaient péniblement à travers le sable. Le travail commençait le matin, dès que s’arrêtait la pluie sèche, et prenait fin quand le vent se reprenait à souffler. Le soir et la nuit, le désert engloutissait les fondations et enterrait les murs, les iguanes rongeaient les bois, les charognards édifiaient leurs nids dans le chantier et, chaque matin, il fallait recommencer ce qui avait été fait, corriger les plans, remplacer les matériaux, en un sourd combat qui peu à peu subjugua la ville. Quand l’étranger se tiendra-t-il pour vaincu ? se demandaient les gens. Mais les jours passaient et, sans se laisser abattre par les aléas ni contaminer par le pessimisme de ses connaissances et de ses amis, don Anselmo n’arrêtait pas de déployer une surprenante activité. Il dirigeait les travaux à demi-nu, sa poitrine embroussaillée humide de sueur, la parole euphorique. Il distribuait de l’eau-de-vie de canne et de la chicha aux ouvriers, il transportait lui-même des briques, clouait des chevrons, allait et venait à travers la ville en fouaillant les mules. Et un jour les Piurans admirent que don Anselmo l’emporterait, lorsqu’ils aperçurent de l’autre côté du fleuve, en face de la ville, comme son émissaire au seuil du désert, robuste et vainqueur, un squelette de bois. À partir de là, le travail progressa rapidement. Les gens de Castilla et des lotissements de l’abattoir venaient tous les matins surveiller les travaux, prodiguaient les conseils et, parfois, spontanément, donnaient un coup de main aux ouvriers. Don Anselmo offrait à boire à tout le monde. Les derniers jours, il régnait autour du chantier une atmosphère de kermesse : marchandes de chicha et de fruits, vendeuses de fromages, de friandises et de rafraîchissements accouraient offrir leurs produits aux travailleurs et aux curieux. Les fermiers qui passaient par là s’arrêtaient un moment et, du haut de leurs montures, adressaient à don Anselmo des paroles d’encouragement. Un jour, Chápiro Seminario, le gros propriétaire terrien, offrit un bœuf et une douzaine de cruches de chicha. Les ouvriers préparèrent une pachamanca.
Quand la maison fut construite, don Anselmo décida de la faire entièrement peindre en vert. Les enfants eux-mêmes riaient aux éclats en voyant les murs se couvrir d’une peau émeraude sur laquelle le soleil se brisait et qui renvoyait des reflets squameux. Jeunes et vieux, riches et pauvres, hommes et femmes, faisaient des gorges chaudes de cette lubie qu’avait don Anselmo de peinturlurer sa maison de la sorte. On la baptisa immédiatement la Maison verte. Ce n’était pas seulement la couleur qui les amusait, mais aussi son extravagante anatomie. Elle n’avait qu’un étage, et le rez-de-chaussée était occupé par un vaste salon coupé par quatre poutres, vertes également, qui soutenaient le plafond, et un patio à découvert, tapissé de galets polis par le fleuve, avec un mur circulaire de la hauteur d’un homme. L’étage comprenait six chambres minuscules, alignées le long d’une galerie bordée par une balustrade en bois d’où l’on avait vue sur le salon du rez-de-chaussée. En plus de l’entrée principale, la Maison verte avait deux portes dérobées, une écurie et une grande dépense.
Don Anselmo prit, à la boutique de l’Espagnol Eusebio Romero, des nattes, des lampes à huile, des rideaux de couleurs vives et quantité de chaises. Et un matin, deux menuisiers de la Gallinacera annoncèrent : Don Anselmo nous a commandé une caisse, un comptoir pareil à celui de l’Étoile du Nord et une demi-douzaine de lits ! Alors, don Eusebio Romero avoua : Et à moi six lavabos, six miroirs et six bidets. Une effervescence gagna tous les quartiers, une curiosité bruyante et agitée.
Les soupçons se firent jour. De maison en maison, de salon en salon les bigotes chuchotaient, les épouses regardaient leur mari avec méfiance, les hommes échangeaient des sourires malicieux et, un dimanche à la messe de midi, le père García affirma en chaire : Il se prépare une agression contre la morale dans cette ville. Les Piurans, dans la rue, assaillaient don Anselmo de questions, exigeaient qu’il parlât. Mais rien à faire : C’est un secret, leur disait-il, joyeux comme un collégien ; un peu de patience et vous le saurez. Indifférent à l’agitation qui secouait les quartiers, il continuait de se rendre tous les matins à l’Étoile du Nord, et il buvait, plaisantait, complimentait les femmes qui traversaient la place et levait son verre à leur santé. L’après-midi il s’enfermait dans la Maison verte, où il s’était installé après avoir offert à don Melchor Espinoza une caisse de bouteilles de pisco et un harnachement en cuir repoussé.
Peu après, don Anselmo partit. Sur un cheval noir qu’il venait d’acheter, il abandonna la ville comme il était venu, un matin à l’aube, sans que personne le vît, pour une direction inconnue.
Mario Vargas Llosa, La Maison verte [La casa verde, Editorial Seix Barral, Barcelona, 1965], Éditions Gallimard [1969], Collection L’Imaginaire, 1981, pp. 91-92-93. Traduit de l’espagnol par Bernard Lesfargues.
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