Précédemment, on a vu le début de la Semaine Sanglante...
Le 26, vendredi, le massacre du peuple de Paris par les Versailleux dure depuis dimanche. On n’a jamais vu une telle férocité. On ne peut pas dire qu’on ait peur, non, ni qu’on soit envahi par la tristesse, la colère, l’abattement, toutes ces émotions qui semblent en sommeil dans le corps prêtes à déferler au gré des stimuli de ce qu’on perçoit comme des événements pour le mobiliser à répondre, toutes ces émotions familières, dont on a observé les montées, les poussées et le cours tant de fois dans ce qui s’appelle une vie, c’est-à-dire, je ne sais pas, un laps d’expériences [Note : laps, du latin lapsus, écoulement, chute, de labi, s’écouler], toutes ces émotions, donc, sont impuissantes, anecdotiques, face au fracas dévasté du massacre, des tas de corps semés dans Paris, dont le sang versé court dans les rigoles des rues et répand son odeur de fer lourde et tenace partout.
La Bastille résiste pour 6 heures encore. Dix fois le drapeau rouge est hissé, dix fois il est abattu par les balles versaillaises[1]. On se bat. On n’a pas le choix de toutes façons. La dernière affiche communarde s’adresse aux citoyens du XXe et rappelle : « si nous succombons, vous savez quel sort nous est réservé »[2]. Et oui, on le sait décidément.
48 otages sont conduits de la roquette à la rue Haxo. Des gendarmes, pris le 18 mars à Belleville et Montmartre, des religieux et des mouchards de l’Empire. La foule se presse, s’agite. Plusieurs Communeux, Varlin, d’autres, tentent de les sauver de la mort. De gagner du temps au moins. Rien à faire. « Les chassepots partent sans commandement »[3]. Les otages sont fusillés. Un homme de la foule qui criait « Vive l’Empereur ! » est exécuté lui aussi. Un autre homme fut tué un peu plus tôt… Sur la plaque commémorative de la rue Haxo, on parlera de 52 victimes…
Chaque nouvelle qui arrive maintient, attise, avive ce foyer d’effroi dans le corps qui ne sait plus s’éteindre et lèche, dévore les pensées.
Les jours se lèvent et se suivent, les nuits tombent, sans qu’on ne sache plus les compter. Ca ne s’arrête toujours pas. Le 27 mai, les fédérés ne tiennent plus qu’une partie du XI et du XXe arrondissements. La constriction des Versailleux se resserre par le Cours de Vincennes et la place du Trône d’une part et la Bastille et le boulevard de Charonne[4] d’autre part, pendant que l’artillerie de Montmartre « ne cessait d’écraser de ses feux les batteries fédérées de Belleville »[5]. Les Versailleux « assiègent le Père-Lachaise qui renferme deux cent fédérés à peine »[6]. A six heures, ils « canonnent la grande porte du cimetière », qui « cède promptement ». La lutte devient « alors très vive »[7]. « Les hommes ennemis roulent et meurent dans les mêmes fosses »[8]. Les troupes versaillaises poussent jusqu’à la porte de Bagnolet[9]
Le dimanche 28 mai, deux ou trois rues du XXe se débattent encore[10] et dans le XIe, « rue du Faubourg du Temple, rue Oberkampf, rue Saint Maur, rue Parmentier, on veut encore lutter ». [Note : Vinoy remarque : « Poussés jusque dans leurs derniers retranchements et complétement cernés, ils résistèrent avec une constance digne d’une meilleur cause »[11]]. Les troupes versaillaises avancent, finissent d’étouffer Paris. Elles descendent « lentement la rue de Ménilmontant, enlevant les unes après les autres de nombreuses barricades »[12]. La dernière barricade sera celle de la rue Ramponneau[13], où, pendant un quart d’heure, un seul fédéré se bat encore, puis réussit à s’échapper[14], ou peut-être celle dans la rue plus haut, de Tourtille[15], ou alors un peu plus bas, rue de la Fontaine au Roi[16]. [Noter que les bruits[17] veulent que Lissagaray fut ce dernier combattant sur la barricade de la rue Ramponneau et que Louise Michel défendait celle de la Fontaine au Roi…] « A une heure, tout était fini »[18]
Le corps de la Commune, ses membres, ses organes, son souffle – son souffle : l’espoir du peuple –, abattu, Versailles s’acharne encore. On apprend les exécutions, les massacres, les soldats versaillais qui rassemblent « les victimes dans les cours des mairies, des casernes, des édifices publics »[19] et fusillent ; les blessés qu’on va chercher dans les hôpitaux, jusqu’aux dehors de Paris[20] pour les achever ; les femmes sur lesquelles on s’obstine… Et ces charniers, ces corps, ces centaines, ces milliers de cadavres entassés au square de la tour Saint Jacques, au parc Monceau, devant les Invalides, au faubourg Saint Antoine, à l’École Polytechnique, aux buttes Chaumont[21]… dont l’odeur de pourriture entête, obsède l’air, et dont la vue terrifie et accuse.
[Insérer quelque part dans ce texte le récit de la mort de Varlin, celui qui tentait d’épargner la vie des otages rue Haxo. Il est arrêté le 28 place Cadet, reconnu par un prêtre qui court chercher un officier. Une cruelle procession commence. On promène Varlin sur la Butte Montmartre « une grande heure »[22]La foule s’amasse, s’excite et le rue de coups jusqu’à faire de sa tête « un hachis de chairs, l’œil pendant hors de l’orbite »[23] Arrivé rue des rosiers, il ne peut plus marcher, on le porte. On l’assoit pour le fusiller.]
[Note : Jaurès fera les comptes : « quatre vingt quatorze cadavres d’otages tombés à la Roquette et au jardin de la rue Haxo » contre « 30000 Parisiens et Parisiennes assassinés sous couleur de venger les premiers »[24].]
Et ce sont aussi des milliers de prisonniers qu’on transhume. Dès les premières défaites communeuses, c’est une fureur ahurie qui les accueille.
[Notes :
L’arrivée des prisonniers à Versailles.
Gaston da Costa relate qu’après les « avoir lentement promenés sur nos grands boulevards »[25], les prisonniers étaient dirigés sur Versailles. « En route, on achevait les blessés épuisés » par une marche de 20 kilomètres… Arrivés à Versailles, « les belles madames ou lorettes, ou duchesses, ou riches bourgeoises, au bras d’officiers insolemment triomphants, lapidaient et frappaient les malheureux prisonniers… »[26]
Louise Michel écrit : « Les créatures hideuses de férocité, vêtues avec luxe et venant on ne sait d’où, qui insultaient les prisonniers et du bout de leurs ombrelles fouillaient les yeux des morts apparurent dès les premières rencontres à la suite de l’armée de Versailles. »[27]
Le journal le Siècle explique que du côté des vainqueurs, « la foule est lente à reprendre son sang froid »[28] : « tout ce qu’elle a éprouvé pendant la lutte, colères, espérances, appréhensions, terreurs, tout cela se tourne en furie contre les vaincus »…
Lissagaray cite un article du Siècle, du 30 mai : « L’on voit des femmes, non pas des filles publiques, mais des femmes du monde insulter les prisonniers sur leur passage et même les frapper avec leurs ombrelles »[29]. Il raconte : les vociférations, les coups, les jets d'ordures, de tessons de bouteilles, de poussière à la face des prisonniers, « promenés en spectacle dans les rues de Versailles » et commente : « Effroyable rétrogradation de la nature d'autant plus hideuse qu'elle contrastait avec l'élégance du costume. »[30]
Les conseils de guerre.
Da Costa accuse : selon lui, Thiers a demandé la mise en état de siège de la Seine et Oise à l’Assemblée dès le 20 mars, alors que rien ne justifie cette demande si ce n’est de pouvoir traduire les prisonniers devant la justice expéditive des conseils de guerre[31]
Dans le réquisitoire contre les membres de la Commune au conseil de guerre qui les juge ainsi que ceux du Comité central, on peut lire : « ils voulaient la destruction de la famille, de la propriété, de la religion, et en un mot de la société »[32]. Puis, plus loin : « Ces hommes ont envoyé à la mort, sous l’empire de la force, des milliers de citoyens hostiles à leurs doctrines »[33]
S’arrêter sur les chefs d’accusation.
Il est reproché aux membres du Comité central et de la Commune :
« 1° Attentat contre le gouvernement ;
2° L’attentat ayant pour but d’exciter à la guerre civile ;
3° Le fait d’avoir levé des troupes armées sans ordre ou autorisation du pouvoir légitime ;
4° l’usurpation des titres ou fonctions »[34]
Il est reproché, de plus, aux membres de la Commune « la complicité dans l’assassinat des otages, la complicité dans les incendies, la complicité dans les arrestations arbitraires et les séquestrations, la complicité dans la destruction des monuments publics et des maisons habitées »[35]
On voit que le décret des otages ne se comprend pas comme une menace dissuasive et que l’institution de cours martiales est perçue comme participant à l’enrôlement forcé…
Les membres de la Commune sont déportés « dans une enceinte fortifiée », condamnés aux travaux forcés, à la prison et pour certains, Ferré, Lullier, à la peine de mort[36]
Noter que sur plus de 36 000 prisonniers[37], 26 conseils de guerre, « vingt-six mitrailleuses judiciaires » dira Lissagaray[38], condamnèrent 13 700[39] hommes, femmes et enfants à la peine de mort, aux travaux forcés, à la déportation, à la prison ou, pour les enfants qui ne furent pas envoyés en prison, à la maison de correction[40]
Noter que ces chiffres donne un ordre de grandeur sans s’arrêter sur les querelles.]
On sait bien comment fait le corps. On a déjà connu un deuil, on a vu. L’effroi qui fait penser qu’on ne saura plus jamais rire, sourire même, que les choses ont perdu leur goût, leur saveur, que le cœur, ou l’endroit du corps où ça se tient, est sec, aride, stérile. Et puis ça s’organise. On se familiarise avec l’atrocité. On apprend à rééquilibrer les forces dans le corps, à compenser le poids… Et un jour on sourit et un autre on savoure une lumière, un goût, un visage…, un matin, on n’y pense plus dès le réveil, une après-midi, ça fait plusieurs heures qu’on y a pas pensé du tout… Mais là, alors, cette horreur, on se dit qu’elle est au-delà de ce que le corps peut porter. On se demande même ce qui fait que, devant une telle intensité, son cœur ne se soit pas déjà arrêté de battre, ses fonctions de répondre. Je veux dire, là, forcément, le corps est maudit. Et ce qui est plus amer encore, c’est que le bruit continue, que les choses ne s’arrêtent pas de se faire. On ne sait même pas comment ça se peut.
Les journaux de droite par exemple, on ne sait pas comment ils peuvent… Dans un titre, on se réjouit que soit fini « ce lamentable drame, où une bande de scélérats cosmopolites a conçu et a tenté de mettre à exécution le monstrueux projet de détruire Paris, ne pouvant l’entraîner dans son orgie démagogique »[41]. On parle d’une rumeur : une intrigue parlementaire chercherait à profiter des événements pour mettre en échec la République[42]… On n’en pense rien. On tourne les pages. On passe à un autre journal. « Paris respire enfin »[43] sont les premiers mots qu’on y trouve. On continue. L’article ne s’en prend pas à la République, mais accuse la « malfaisante influence » de l’Empire, sans qu’on comprenne très bien pourquoi. [Noter que cette responsabilité de l’Empire est soulignée aussi par le ministre des Affaires étrangères, à peine installé pour remplacer Favre, dans une circulaire aux diplomates qui voudraient expliquer l’insurrection du 18 mars, afin de « corriger les opinions erronées »[44]. On peut y lire que « la France, comme on le répète trop légèrement, n’a point reculé vers la barbarie elle n’est pas davantage en proie à une sorte d’hallucination furieuse ; elle a été, par une série de fautes volontaires, jetée en dehors des voies du juste et du vrai »[45]. Et de désigner l’Empire comme le système qui a « introduit au sein de la nation un élément actif de dépravation et d’abaissement »[46] : « En accumulant dans l’enceinte de la capitale une population flottante de près de trois cent mille travailleurs, en y multipliant toutes les excitations des jouissances faciles et toutes les souffrances de la misère, l’empire avait organisé un vaste foyer de corruption et de désordre, où la moindre étincelle pouvait allumer un incendie »[47]] On ne réfléchit pas. Ces mots labiles glissent et chutent sous les yeux sans accrocher. Dans un autre journal, on est convaincu que « les trois terribles tentatives subies de cette forme de gouvernement [la République] », les massacres de 93, l’insurrection de juin 1848 et « l’ignoble Commune de 1871 », « sont suffisantes pour en dégoûter à jamais le pays »[48]… Les mots qui suivent sont « ruine sanglante », « honte », « destruction du monde civilisé », « voilà ce que nous a attiré ce mot de République »… On ne réagit pas. On regarde la succession des lettres qui se regroupent ici, se distancient là pour former des mots, des phrases, qui ne sont que des anecdotes négligeables face à l’horreur rémanente qui hante la vue chaque fois qu’on cligne des paupières. On arrête la lecture. Ca ne sert à rien. On n’y trouvera pas des mots qui désignent, une plume acérée qui perce, non, mais un bruit qui n’a même pas la décence de s’étouffer au moins un jour.
Le 30 mai 1871, aux lendemains du massacre, on ne peut pas savoir que l’enseignement gratuit, obligatoire et laïc sera instauré dans 10 ans ; l’assurance maladie, dans une soixante d’années ; l’assurance chômage, après des ébauches par branches, sera créé plus de 80 ans plus tard ; les congés payés dans 65 ans ; les retraites dans 70 ans ; et qu’on verrait peut-être un jour la fin du cumul des mandats, la révocabilité des élus, et même plus tard encore, qui sait, le mandat impératif ou l’éparpillement des pouvoirs taillés à échelle humaine… On ne peut pas pressentir que les idées qu’on a portées, d’un peu plus de justice, et surtout, le vœu paraît si simple devant la brutalité folle de la violence qu’il a déchaînée, surtout d’une vie un peu plus douce, finiront pas infuser. On n’en sait rien. A ce moment-là, ces jours qui suivent se déroulent sans qu’on ne pense quoi que ce soit.
[1] Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, 1929, p. 360.
[2] Ibid., p. 364.
[3] Ibid., p. 365.
[4] Joseph Vinoy, Campagne de 1870-1871, Paris, 1872, p. 336.
[5] Ibid., p. 338.
[6] Lissagaray, op. cit., p. 369.
[7] J. Vinoy, op cit., p. 337.
[8] Lissagaray, op. cit.
[9] J. Vinoy, op. cit.
[10] Lissagaray, op. cit., p. 371.
[11] J. Vinoy, op. cit., p. 341.
[12] Ibid.
[13] Lissagaray, op. cit., p. 372.
[14] Ibid.
[15] Cf G. Dittmar, Histoire de la Commune de Paris, 2008, p. 456.
[16] Cf, L. Michel, la Commune, coll. Classiques des sciences sociales, p. 358.
[17] Cf Eric Hazan, L’invention de Paris, éd. du Seuil.
[18] Lissagaray, op. cit., p. 372.
[19] Ibid., p. 357.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 381.
[22] Ibid., p. 378.
[23] Ibid.
[24] Jean Jaurès, Histoire socialiste, Tome XI, Paris, 1901-1908, p. 408.
[25] Gaston da Costa, la Commune vécue, Tome III, Paris, 1904, p. 192
[26] Ibid.
[27] Louise Michel, op. cit., p. 231.
[28] Le Siècle, édition des départements, en date du 29 mai 1871.
[29] Lissagaray, op. cit., p. 387.
[30] Ibid., p. 388.
[31] G. da Costa, op. cit., pp. 192-193.
[32] X p. 136.
[33] Ibid., p. 137.
[34] Ibid., p. 138.
[35] Ibid., p. 139.
[36] Ibid., p. 218.
[37] Lissagaray, op. cit., p. 429.
[38] Ibid., p. 413.
[39] Ibid., p. 430.
[40] Ibid.
[41] Le Siècle, édition de Paris, en date du 30 mai 1871.
[42] Ibid.
[43] Le Temps, en date du 30 mai 1871.
[44] La Commune devant les conseils de guerre, p. 1.
[45] Ibid.
[46] ibid., p. 2.
[47] Ibid.
[48] Le Figaro, en date du 31 mai 1871.