Dziga Vertov - L'Homme à la caméra
La philosophie est – quand j’écris est quelque part, on doit forcément se méfier – une immense lutte avec un usage de la langue qui ne sait pas renoncer à faire des trous. Ca a quelque chose d’amusant… Et puis, certes, c’est une malédiction. Pourtant, on a en tête cette description monstrueuse de Deleuze, non pas des catégories kantiennes, mais de leurs rapports de proportions, assez pour savoir que bien d’autres choses travaillent que ces points, trous, noms, catégories, identités, autres… Je tombe sur une feuille de Derrida, au hasard, je ne la lis pas, je jette un œil, et je le vois déjà en train de mettre au point des trous, des trous de signes ; je tourne la tête, je me retrouve les yeux sur des… non pas des trous, des réseaux, des réseaux percés deleuziens sur la différence…
Ici, nous avons pris le temps de regarder les emplois, les façons de cet usage, ses parades, ses soubresauts, ses délires, l’impasse dans laquelle il entraîne, comme nous sommes allés chercher, souvent dans les arts, d’autres usages… Nous avons vus des modalités – je ne veux pas dire « autres » ou « différentes » ou « alternatives », je ne veux pas les relier entre elles en les différenciant, curieusement – des modalités de dire qui effectuent des modalités de penser qui effectuent des modalités d’agir, de faire, par exemple, la société, etc…
J’ai dit, par exemple, que Godard, c’est la démocratie. Les Improvisations de Kandinsky, pareil. Je pourrais dire Freud ou Hitchcock, la plupart des Lumières, les Compositions de Kandinsky, c’est la paranoïa totalitaire. Ce n’est ni mieux ni moins bien. Mais vous ne pensez pas la démocratie avec l’usage de la langue de Freud ou de Rousseau ou de Wittgenstein. Je veux dire : vous pouvez faire une abstraction, vous pouvez trouer la démocratie, mais vous n’aurez pas les outils pour la penser et la… fabriquer ? sécréter ? autre ? Par exemple, le libéralisme, c’est la démocratie totalitaire… Là, l’objet est d’une curiosité savoureuse.
Je voudrais parler d’autre chose… Je voudrais parler du rapport… alors je ne sais pas comment dire… à l’objet ? à la réalité ? des arts au XXe siècle… Parce qu’il a subit une pluie d’attaques, ce rapport, au cours de ce siècle-là, et qu’il m’intéresse parce que… le rapport de l’art à l’objet, c’est le rapport du nom aux choses qu’il nomme évidemment.
Nous avons souvent regardé l’organisation sociale et politique interne des langages artistiques, de telle recherche de tel peintre, tel usage de tel architecte, etc., comment telle peinture, telle couleur, telle forme, telle matière font société, se soumettent par concours synallagmatiques ou se révoltent, se récusent, s’ignorent, autre, dans tel tableau… Nous avons moins observé, il me semble, ces langages artistiques dans leur organisation avec ce à quoi ils servent quand même plus ou moins, en tant que langages donc : désigner les choses…
Je prends garde à ne pas délimiter les choses, à les faire se croiser et se découper/recouper plutôt qu’à tenter de les tenir dans ma main. J’ai conscience de l’agression méthodologique du geste. Par exemple, plus haut, je me suis permis de faire un tas de ces mots : points, trous, noms, catégories, identités, alors que le sérieux voudrait qu’on en isolât un, qu’on le pose et qu’on fasse qu’il tienne, par artifice, sur ses pieds. Ici, nous aurions besoin, avec une méthode conservatrice, de définir un concept réalité ou objet pour pouvoir avancer. Je m’y refuse. En passant de réalité à objet au cours de ce qui va suivre, je pense que se dégagera une intuition dans l’effectuation, plutôt qu’un trou de désir ahuri que j’aurais posé ex ante. Si la confusion tient de l’épouvante la plus brutale, pour sûr, ce n’est pas pour autant que son opposé différencié/identifié, la distinction, ne trouve pas assez vite sa limite… etc. Avançons…
Si la peinture est un langage, sa modalité de désignation, tout au long du geste classique, comme pour tout autre langage, c’est l’identité. La ressemblance est l’identique. Je ne crois pas avoir besoin de m’y attarder. Le rapport à la chose est le rapport de cet usage de la langue qui troue, c’est-à-dire qui désigne une chose qu’il escamote en la désignant. Il ne s’agirait pas de réduire la peinture classique aux trous qu’elle perfore, on sait bien que travaillent bien d’autres choses entre les trous… Sur la fin du XIXe siècle, ou à l’approche du XXe siècle, ces choses-là forcément courent, c’est cet usage du langage… cette modalité de désignation qui s’est vue attaquée, et de toutes parts. Observer ces attaques, c’est constater, certes, le péril de la tâche, d’abord, la plasticité de la chose attaquée, et donc ses mécanismes de sécrétion à l’épreuve, ensuite, et enfin, les alternatives, les propositions, les lignes de fuite que ces artistes auront mises au point.
Dès les impressionnistes, sans doute, on prend de l’air quant à cette modalité, disons, classique, de désignation… Mais on reste dans les généralités quand on dit ça. Prenons un exemple, arrêtons-nous. Tiens, prenons Dalí… Le point le plus intéressant chez Dalí, c’est l’économie de l’épaisseur de la couche. On n’a jamais vu au monde une pellicule aussi fine, une pareille avarice de la peinture. Je ne sais pas si c’est un point remarqué et discuté. Je l’ai constaté avec ce goût que j’ai de me rapprocher des toiles pour voir comment elles ont été peintes. Je ne sais pas si jamais personne ne l’aura noté… Je suppose… Si on ignore ce que le langage peinture désigne et qu’on se concentre sur son procédé, alors, Dalí, avec cette économie scrupuleuse, affolée, inquiète, c’est révolutionnaire. On pourrait découper des bouts de toile et les accrocher ; ce qui est peint n’a aucune importance du tout. Si on s’arrête sur ce qui est désigné dans ces toiles, alors, l’affaire est toute différente… Certes, il a l’intuition de s’attaquer à la ressemblance, de convoquer les rêves, les délires pour se faire : représenter un monde qui ne ressemble à rien. Oui, on peut ramasser ; il faut prendre ce qu’il y a, oui, oui… Mais… C’est très amusant de regarder pourquoi ça ne marche pas tout à fait… C’est que la peinture de Dalí désigne, qu’il ne sait pas par quelle brèche passer pour aller remettre en cause la modalité elle-même, la désignation. Il délire la chose désignée, mais il ne renonce pas à la désigner, avec la même technique de désignation – de désignation ou d’assignation – que le langage classique, de la même façon. Et on sait que les mécanismes, les outils et les utilisations, sont tenaces. Par exemple, Picasso, cette technique de désignation, dès sa période cubiste, il la questionne, il la pousse dans ses retranchements, il l’attaque. Dalí, non, rien n’y fait, la désignation est là, immobile et flasque, impuissante.
Cette question ou plutôt ce souci de la mise en cause des modalités de désignation, elle est forcément politique, elle vient de… elle imprègne toute la démarche communiste, partout, le cinéma des soviétiques, l’art européen, etc. En quelque sorte, les soviétiques auront eu la même perception erronée du problème, en s’attaquant à la chose qui est désignée mais en continuant à désigner. C’est ce qui fait qu’ils n’ont pas su regarder Dziga Vertov, il me semble, parce qu’il ne se contente pas de faire un cinéma qui observe, c’est-à-dire qui désigne, puisqu’il y a quelqu’un qui observe, il attaque les modalités… Ce n’est pas rien, de délirer la chose désignée ou d’avoir le scrupule de poser un regard qui dénonce, il ne s’agirait pas de négliger ces ambitions, mais c’est la sécrétion des mêmes modalités, des mêmes mécanismes, que pourtant on croit récuser… Et c’est là où se joue la question politique, non pas dans ce qu’on dit, mais dans la façon dont on le dit, là et nulle part ailleurs. Sans doute, cela aura été le problème du communisme, changer les hommes, conserver la même rationalité de pouvoir – ils sont nombreux, Proudhon, Brousse…, ceux qui l’auront dénoncé dès ses balbutiements… Que Dalí ait eu plus de points communs avec les soviétiques qu’il ne se le sera figuré – lui non plus était communiste, paraît-il –, ce sera pour l’ironie de l’histoire…
J’ai cru comprendre que le rapport de l’art à la réalité pouvait être source de querelles illimitées, du genre de celles qui seraient bien tracassées de tomber sur des éléments de réponse qui viendraient entraver leur procession délirante. La question de la réalité est posée à l’art par les communistes à l’approche du XXe siècle et de tout son long… Le réalisme soviétique, le néo-réalisme italien sont autant de tentatives de dénonciation de l’artifice et du simulacre de l’art, du trou du langage. Et elles ne se laissent pas, heureusement, balayées. Mais il me semble, pour autant, que la question du rapport de l’art à la réalité ne sait pas se poser du tout. Il y a une réalité – je prends soin, comme Freud en son temps, de ne pas définir la réalité… Lui, il l’avalait dans un principe, un rapport... – il y a une réalité dans l’art, et le XXe siècle aura su la désigner de toutes part, c’est la désignation.
L’urinoir, les porte-manteaux de Duchamp, les selle et guidon de Picasso, les combinaisons d’objets de Miro, les parapluie-éponges de Paalen, qu’est-ce d’autre que l’arrivée fracassante et ébouriffée de la réalité dans l’art, la seule réalité que l’art connaisse, celle qui ne se laissera pas escamoter par son déploiement, celle qui ne le renverra pas à son impuissance désirante, celle dont il est fait : désigner la désignation ? Je ne sais pas décrire à quel point le fracas fait frémir… Le renversement inouï de cette récupération de l’objet qui court-circuite les modalités de désignation, où la chose désignée se retourne et dénonce et accuse sa désignation. On ne se délectera jamais assez des sucs qu’une telle révolution n’en finit pas de libérer.
Ces objets accumulés, détournés, combinés… renversés, subvertis, c’est-à-dire découpés et de leur utilisation en tant qu’objets hors artistiques, objets utilises inutilisés donc, et de leur désignation, en tant que choses qui ne se laissent plus désigner, mais qui désignent à leur tour, c’est l’arrivée de la réalité de l’art dans l’art. Là vont se déchaîner les tentatives et les attaques de la réalité par l’art ; là vont se questionner la peinture en tant que matière – Soulages… – ; en tant que couleur – Kandinsky, Klein… – ; en tant que traits, formes – Kandinsky, Mondrian… – ; en tant que processus – Pollock, Richter… – ; en tant que langage – Picabia, Basquiat, Haring… – ; en tant que champ – Duchamp, Miro, Rauschenberg, Calle… Et ça ne saura plus se taire.
Il reste une dernière question… Est-ce que désigner la désignation, c’est désigner. Est-ce que la réalité est avalée, sert de combustible dans la procession délirante du langage ? Il faut passer par une autre question… Est-ce que la désignation désignée est affirmation positive, île, pan de terre qui se détache et dérive ? Je dis que non. Non, la réalité, pour la première fois de l’Histoire du monde, ne se laisse plus avaler par la parole. Elle se pose là comme intensité qui résiste, qui ne sait pas se laisser faire et son questionnement et son épreuve est le questionnement et l’épreuve de l’art, qui s’interroge en interrogeant la réalité, qui interroge la réalité en s’interrogeant, etc. Regardez le court-circuit d’un langage qui ne fait plus face à une réalité qu’il mystifie, qu’il éloigne en la pourchassant – principe de réalité –, mais qui la travaille et qui la fabrique, qui effectue ses effectuations, enfin.
Je voudrais insister, car c’est le rapport même à la réalité, qui n’est plus un foyer de stimuli pour une perception qui découpe, isole et tarde, la conception, non, le paradigme du monde qui se révolutionne suite à, non pas une dévoration, ni une subsumption de concepts, d’artifices… Non, non, non. On n’aura jamais vu ça dans le monde : le débarras des dualismes, et ce n’est pas par des trous, même démultipliés, qu’il sera passé, oh non ! Le mot qui désigne meurt, est chose, la chose désignée désigne et ce qu’elle désigne, c’est tout ce qui travaillait déjà depuis toujours entre les trous, convoqué, fourmillant ses sécrétions excitées. Ca veut dire, on ne sait plus dire à quel moment le mot désigne et la chose est désignée, la chose désigne et le mot est désigné… Le mot est actes, la chose est actes, les mêmes actes, ceux qui ont toujours travaillé, ignorant perceptions et événements, n’émergeant jamais tout à fait et ne se laissant pas rattraper : ça, la réalité… Les mêmes actes, non pas parce que c’est indifférent, certainement pas, la chose est joyeuse et puissante, mais parce que ce n’est pas différencié tout à fait – précisément, parce que ce n’est pas différencié tout à fait, il y a actes.
Je m’arrête : il n’y a pas un point précis où l’on pourrait dire là il y a un mot qui désigne, là une chose qui est désignée, le mot qui désigne est déjà une chose désignée, la chose désignée, etc… ca ne veut pas dire qu’il n’y a pas de mot, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de chose, sinon, on ne pourrait pas agir sur la réalité… Ca veut dire que la question du mot et de la chose ne se pose plus… que l’un ne renvoie pas l’autre en le différenciant, mais participent, sécrètent et son sécrétés, effectuent et son effectués par ce qu’on peut donc appeler grossièrement la réalité, champ de charges, force d’effectuations… On ne peut penser cette réalité qui travaille et se travaille, que si on oublie l’un et le multiple, la cause et l’effet, l’un et l’autre, l’individu et l’universel, l’identité et la différence, le désir et la réalité, etc. pour ne penser plus que par effectuations.