L’humanité profonde de L’Enfant du soleil de Taïeb Louhichi
C’est un film aux intenses résonances actuelles que L’Enfant du soleil de Taïeb Louhichi, qui brasse les questions de la filiation et de l’identité, de la carence affective et du besoin de reconnaissance, avec une sensibilité à fleur de peau dont procède une vive émotion.
Un paradoxe d’époque fait que le métissage des races et des cultures, dans notre monde contemporain, aboutit à autant de possibles malentendus que de nouveaux échanges. Il en va de même, sous le signe de l’émancipation, de l’évolution des relations amoureuses, familiales ou sociales, apparemment plus ouvertes et plus libres, mais souvent marquées par de nouvelles frustrations et autres fractures extérieures ou intimes.
À l’ère de l’information immédiate et de la communication mondialisée, l’on voit en outre se développer de lancinants sentiments liés à la solitude ou au manque de reconnaissance, accentuant souvent le clivage entre classes sociales et générations.
Or L’Enfant du soleil de Taïeb Louhichi est tissé de ces thèmes et autres hantises, sans donner jamais dans le film à thèse, de son début abrupt à sa fin ouverte à la réconciliation.
L’enfant du soleil est à la fois, dans le scénario conçu par le réalisateur lui-même, un livre et un film, impliquant, en abîme, la question du rapport entre fiction et réalité.
Un écrivain, prénom Kateb et dans la soixantaine, infirme de son état, a publié naguère un roman intitulé L’Enfant du soleil, tombé aux mains d’un jeune homme dans la vingtaine, prénom Yanis, qui a cru se reconnaître dans la figure du protagoniste.
Le roman en question évoque une relation amoureuse typique de l’époque, aussi forte sur le moment que fugace, débouchant sur une séparation, avant la naissance d’un enfant. Or Yanis s’identifie à l’enfant sans père du roman et débarque, un jour, par effraction, dans la maison du romancier qu’il croit vide, en quête d’une trace. Sans les prévenir du caractère illicite de l’intrusion, Yanis y entraîne ses amis Sonia et Fatou dont on apprendra, par la suite, qu’eux aussi ont des raisons de se sentir « orphelins ». Où cela se corse, c’est lorsque Kateb, dans sa chaise roulante, surprend le joli trio en train de profiter des aises de sa belle maison de La Marsa, entre fringues et victuailles…
Grand seigneur intrigué par les motivations réelles du véhément Yanis, Kateb va découvrir en celui-ci une sorte d’incarnation de son « fils » romanesque, sorti de sa fiction pour lui réclamer des comptes et l’associer, plus tard, à une quête qui implique ses relations avec son propre paternel.
L’enfant du soleil, sans démonstration, montre une situation à la fois banale et significative des temps actuels, fondée ici en vérité humaine par le truchement de personnages crédibles et attachants. Sans entrer dans trop de détails, en jouant de flashes-back elliptiques pour expliciter tel ou tel parcours, Taïeb Louihichi montre ainsi, face à un sexa au beau visage boucané par la vie, trois jeunes gens d’aujourd’hui avec leur culture spécifique et leur révolte, leur fragilité et leur honnêteté.
Yanis (campé avec une intensité vibrante par Mabo Kouyaté) incarne par excellence, sous les dehors du DJ à la coule, le jeune homme en manque de père et de famille, formant avec Sonia (Sarra Hanachi) et Fatou (Mohamed Mrab ) un trio mimétique dont les deux personnages secondaires restent esquissés, alors que l’essentiel de la tension se concentre entre Yanis et Kateb, superbement incarné par Hichem Rostom.
D’abord confiné dans le huis-clos élégant de la villa du romancier, dont la collection de tableaux et les beaux objets illustrent la culture raffinée, le film s’ouvre ensuite au pays alentour et à la nature – à la mer surtout dont la présence est immédiate, dans les premières séquences du film, et récurrente tout au long de celui-ci.
Modulant la narration par le jeu d’images limpides, de plans explicites et de cadrages appropriés (signés Nara Keo Kosal) à l’approche très sensible des protagonistes, de l’initiale colère à une croissante tendresse, le réalisateur, sur le fond bruité ou mélodique voire hautement lyrique de la (magnifique) bande sonore d’Irmin Schmidt, impose sa musique d’auteur, au propre et au figuré : musique des visages scrutés en plans serrés, bénéficiant de la présence irradiante de Moab Kouyaté et Hichem Rostom. Musique des paysages aussi, d’un cimetière marin aux collines douces de l’arrière-pays. Musique de la musique elle-même, avec la scène-clef opposant-unissant le hip hop de Yanis et la soudaine incantation de Kouyaté Sory Kandia, tirée de L’épopée du Mandingue, sous le signe unificateur d’une Afrique identifiée (plus qu’identitaire) et reconnue,aimée, dont témoignait déjà L’Ombre de la terre du même Taïeb Louhichi.
Autant dire que, sous les dehors d’un film populaire-de-qualité qui peut séduire tous les publics, le réalisateur tunisien parvient à signer une œuvre d’auteur aux résonances profondes, où la réflexion et l’expression artistique se fondent en harmonie.