Je me suis souvent demandé si les otages qui sont libérés avant les élections, comme l’a souligné avec l’élégance qui lui est propre Nicolas Doze, l’ultra-libéral chroniqueur de BFM, apportaient vraiment un bénéfice électoral au pouvoir qui a obtenu leur élargissement. Je me suis aussi souvent demandé si les ravisseurs ne relâchaient pas leurs prisonniers parce qu’ils n’en pouvaient plus d’entendre commenter les campagnes électorales. En tout cas, depuis quelques jours je ne comprends pas grand-chose à ce qui se passe. Je m’explique.
Dans quelques jours arrivent les élections européennes, qui en général déplacent encore moins les foules que les scrutins ordinaires. Non seulement l’Union Européenne c’est compliqué, avec ses directives, ses règlements, son parlement qui est à Strasbourg ou à Bruxelles, mais en plus nos élus nationaux ne se sont jamais gênés pour reporter leurs échecs ou leurs lâchetés sur l’Union et « Bruxelles » qui n’y peuvent mais.
Pourtant l’Europe, ce n’est pas seulement Maastricht, Schengen, le traité de Lisbonne, la troïka et les lobbies qui noyautent le Parlement, les mesures d’exception contre les Roumains, les Bulgares et les Croates, j’en passe et des plus dégueulasses. C’est aussi des normes environnementales et sociales parfois plus favorables que la législation française, ce dont personne ne parle jamais. C’est aussi la cour de Justice européenne qui a condamné plus de condés et de barbouzes indélicats depuis sa création que les tribunaux civils depuis des millénaires. C’est aussi, dans une large mesure, la fin des branlées monumentales que se sont infligées Allemands, Français et Britanniques pendant des siècles. Parmi tous ces faits, difficile de dire si la balance est globalement positive ou négative. A ce compte-là, on pourrait tenter de faire le même bilan avec la République française, et on ferait peut-être aussi la gueule à la fin.
Donc, un débat revient fréquemment parmi ceux qui s’intéressent encore à notre bonne vieille Europe: faut-il, oui ou merde, sortir de l’euro? Souvent, on entend de fines analyses de comptoir asséner que c’est l’euro qui a fait augmenter les prix. Pour être juste, l’euro n’est pas une entité mystique ou une société secrète qui a décidé unilatéralement que les prix allaient monter en flèche cependant que les salaires allaient stagner avec la même persistance que la chanson française. Si les prix augmentent, c’est bien qu’il y a une volonté politique – ou en tout cas économique- de faire du profit sur le dos des salariés et des Etats.
Dans le même mouvement, de nombreux partis politiques, de la gauche à l’extrême-droite, répertorient les économistes qui se seraient prononcés en faveur d’une sortie de l’euro (pas toujours honnêtement d’ailleurs, puisque certains ont envisagé l’hypothèse sans pour autant se prononcer favorablement). C’est sur ce point que je ne suis pas sûr de comprendre ce qui se passe. La plupart des économistes de gauche se réclament de Keynes, qui a toujours dit que le principal outil de gouvernance économique d’un Etat, c’était la monnaie, que ce soit par la création monétaire, l’inflation ou le déficit conjoncturel. Trois institutions de l’Union (la Commission, le Conseil de l’Europe et la Banque Centrale) sont totalement réfractaires à ce modèle. Pour elles, l’inflation et le déficit, c’est le diable que seule l’austérité peut exorciser. Ce qui condamne l’euro, c’est bien en premier lieu l’attitude bornée de ses dirigeants qui n’ont pas ouvert un livre d’économie depuis des lustres. Ceci étant dit, si on revient au franc, qu’est-ce qui nous dit qu’Hollande, Valls ou n’importe lequel de leurs successeurs va mener une politique sociale basée sur autre chose que la maîtrise aveugle des déficits? Si on abandonne l’euro, la France sera t-elle quand même toujours liée par les différents traités qui garantissent la liberté de circulation des capitaux et un peu moins des personnes? Si t’as la réponse, merci de m’expliquer.
Frédéric Lordon, qu’on entend souvent sur le sujet, explique que l’Union européenne aurait volé la démocratie aux masses populaires. Je trouve qu’il prend les choses à l’envers. C’est plutôt les Etats qui ont profité des mesures parfois absurdes de l’Union pour faire ce qu’ils voulaient. Quand on nous a proposé le merveilleux référendum portant sur l’adoption d’une constitution européenne, tous ceux qui ont voté contre furent bien vite taxés d’anti-européens, voire de fachos souverainistes ou de munichois. A titre personnel, je suis pour une constitution européenne, mais pas pour un texte qui institutionnalisait le capitalisme et les origines chrétiennes de l’Europe, et qui faisait du Parlement une chambre d’enregistrement des décisions de Merkel, Sarkozy, Barroso et des banksters. Si tu veux te représenter le truc à l’échelle nationale, c’est un peu comme si on ajoutait le capitalisme dans le préambule de la Constitution, en prétendant que c’est un droit inaliénable, et qu’en même temps le gouvernement légiférerait tout le temps par ordonnances et par le célèbre article 49-3. Comme tu dis, c’est tout sauf démocratique. Les électeurs français ont refusé le texte soumis par l’UE, pas forcément pour les mêmes raisons. Et que croyez-vous qu’il arriva? Sarkozy s’empressa de valider le texte de façon discrétionnaire. Là, on ne peut pas dire que c’est l’UE qui a confisqué la démocratie. Et puis il est un peu osé d’amalgamer l’action de toutes les institutions européennes. Quoiqu’on en dise, et en dépit du déséquilibre aberrant entre les trois pouvoirs, le Parlement européen est un lieu de débats passionnant, où la gauche est plus créative qu’à l’échelon national (je sais, c’est pas un exploit). Les programmes culturels et éducatifs européens ont fait la preuve de leur efficacité. Et l’Europe, c’est tellement bien qu’on n’arrive pas à mettre en place une armée.
En résumé, l’Europe, on l’a mal commencée depuis le début. Déjà, ce fut une union économique avant d’être une union politique, comme quoi le ver est dans le fruit depuis longtemps. Au lieu de faire le système de gouvernement le plus compliqué de tous les temps, on aurait pu aller vers un vrai fédéralisme et une vraie représentation de chaque citoyen. On aurait pu l’élargir à la Méditerranée et au-delà, pour essayer de semer des graines de démocratie et de justice sociale un peu partout.
Alors on peut sortir de l’Europe et de l’euro, comme les indépendantistes de toutes les régions qui voudraient sortir du giron de la France. On peut aussi essayer, comme à l’échelon national, de lutter pour faire changer les institutions et les politiques. En Grèce, au Portugal, en Italie, beaucoup ne demandent pas mieux. Mais bon, quand tu es contre une proposition du gouvernement, tu ne demandes pas à être déchu de la nationalité française?
En attendant d’y comprendre quelque chose, tout ce qui repousse les frontières est une bonne idée, alors je continue à penser que c’est mieux d’être européen que français.