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Ludovic Degroote, josé tomás par Angèle Paoli

Publié le 23 avril 2014 par Angèle Paoli
Ludovic Degroote, josé tomás,
éditions Unes, 2014.


Lecture d’Angèle Paoli


Jose-tomas
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JOSÉ TOMÁS, UNE FAENA TAUROMACHIQUE ABOUTIE

L’élégante vignette en noir et blanc de Claude Viallat, ponctuation triangulaire de la première de couverture de josé tomás, peut-elle constituer un indice de lecture du dernier ouvrage de Ludovic Degroote ? Le nom de José Tomás n’évoquant rien pour moi, cette vignette se pose comme une invitation à la découverte. Que voit-on sur cette illustration très stylée/stylisée ? Un toréador et un taureau unis dans le mouvement de cape serré d’un étrange pas de deux. L’ouvrage de Ludovic Degroote serait-il un récit sur la tauromachie ? Un poème épique qui célèbrerait, sur fond d’archétypes, un torero espagnol ? Pour les lecteurs de Ludovic Degroote, le titre du livre et sa vignette ont de quoi surprendre, de quoi susciter la curiosité et le désir de s’engager plus avant dans la passe. Il est peu probable, cependant, qu’ils trouvent sous la plume du poète un poème où métaphores et symboles se bousculent pour faire de josé tomás une espagnolade « couleur locale ».

¿qué otra cosa. Énigmatique, le personnage dont il est question ici est abordé, non pas frontalement, mais de biais. Non pas sous la lumière crue d’un portrait « instantané », mais à travers une série de considérations qui s’échelonnent, paragraphe après paragraphe, pour se rapprocher de celui dont le nom n’apparaît qu’à la page 14 et dont nous découvrons progressivement le talent d’un genre particulier. José Tomás. Non pas poète ni peintre ni sportif de haut niveau mais torero. Un artiste. Dans le même temps, le narrateur — le poète, sans aucun doute — établit entre l’artiste José Tomás et lui-même un parallèle constant qui lui permet, de fragment en fragment, par touches comparatives et par glissements — questionnements, paradoxes, oppositions — d’établir des points de rencontre entre l’art dont il est question tout au long de l’ouvrage et l’écriture poétique. On découvre, chemin faisant, que José Tomás est un toréador de grand talent, un magicien exigeant et humble, qui travaille son corps — position des pieds, de la main, courbe du corps, mouvements et sinuosités — avec intelligence et intuition. Grand amateur de corridas, le poète cherche à analyser et à comprendre, sans lyrisme ostentatoire, toute l’émotion qu’il a ressentie au cours de la corrida qui a eu lieu à Nîmes, un dimanche 16 septembre 2012. Avec José Tomás en lice au cœur de l’arène.

« c’est ainsi que josé tomás s’est donné à nîmes le seize septembre deux mille douze, seul contre six toros de six ganaderias différentes »

Comment rendre compte en effet, avec justesse, de l’émotion éprouvée lors de cette corrida ? Quelle écriture pour être à la hauteur de ce qui a été donné dans l’art du geste ? Comment tenir la juste tension entre distance et proximité ? Comment se donner à l’écriture comme José Tomás s’est donné ce jour-là dans la solitude parfaite de son art ? Autant d’interrogations qui taraudent l’esprit du poète, le confrontent à de multiples contradictions qu’il tente de résoudre tout en évitant les écueils de la théorie.

Ludovic Degroote confie son désir « de faire quelque chose de tout ça » tout en révélant la difficulté qu’il rencontre pour mettre par écrit l’équivalent de ce qu’il ressent face aux enchaînements qui s’offrent à ses yeux :

« à la cape, josé tomás enchaîne les quites pour amener le toro à la pique ; quand ils sont bien menés, les quites offrent un des moments de la corrida les plus beaux : sorte d’enchaînement sensuel entre danse et repli qui invite le toro à dessiner une suite de courbes — manière de vers mobiles à l’intérieur desquels les mots deviendraient articulés ».

Tout en écrivant, Ludovic Degroote revoit /revit en pensée les passes du torero, la position des pieds dans l’espace étroit partagé avec le toro, l’étrange danse qu’ils se livrent l’un l’autre dans le respect que chacun a pour son partenaire, « l’hommage réciproque » qu’ils se rendent dans cet affrontement égalitaire :

« à deux ils forment une sorte de bulle dans laquelle s’organise leur ballet ».

L’homme l’animal seul à seul, dans l’intimité de leur geste. Dénuée de tricherie, de théâtralité. C’est cette bulle et ce ballet — ils se lisent dans la vignette de Claude Viallat — qui donnent leur impulsion à l’écriture et, pour moi, à la lecture de ce recueil.

Le poète se souvient de la révélation qu’a été, ce matin-là, cette corrida, alors même qu’absorbé dans la joute de José Tomás, il pensait à l’écriture du poème :

« en le regardant avec son toro, je pensais au poème, sans que je sois empêché d’être pleinement dans sa manière, elle me semblait exprimer en creux l’exigence de l’écriture poétique. »

Tout en écrivant, le poète s’interroge. Ce qui le passionne, c’est cette « comparaison entre la passe et le vers » : « vers ou fragment — gestes équivalents ». Ce qu’il recherche, c’est la perfection. Passe hors du commun, poème hors du commun. Cette perfection du « poème hors du commun », Ludovic Degroote la trouve chez Baudelaire, dans deux vers de « Recueillement » qui servent d’appui à sa réflexion :

« sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille »

De quoi a besoin ce vers, interroge Ludovic Degroote.

« De rien — or ce qui suit, qui a tout autant sa part d’autonomie, sans rien ôter de la perfection simple d’apparence et de la sobriété complexe du premier, en accroît la beauté, de même que la beauté du second, et la beauté des deux ensemble, de façon exponentielle

tu réclamais le soir ; il descend ; le voici

ce degré de perfection, hors du commun, c’est ce que j’ai vu dans chaque passe et chaque enchaînement de passe de josé tomás à la muleta le dimanche seize septembre deux mille douze entre onze heures quarante et quatorze heures aux arènes de nîmes ».


Cette réflexion trouve sa place entre deux poètes contemporains, deux maîtres. En amont, André du Bouchet pour qui il est nécessaire de « peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il éclate, et livre son ciel… » ; en aval, Pierre Reverdy pour qui, selon Ludovic Degroote, « aucun mot ne recèle la moindre partie de poésie en soi », chacun portant en lui la possibilité d’être introduit « dans un espace poétique ». Deux exemples fondateurs sur lesquels vient s’étayer la réflexion de l’auteur de Ciels.

Ainsi se tisse, toujours conjuguant le travail précis du toréador et celui du poète, la recherche de Ludovic Degroote. Sans cesse soulevant une nouvelle question, un nouveau point de vue, une nouvelle approche. L’observation de José Tomás dans son travail de toréador permet au poète de poser les jalons de sa pensée, d’énoncer les principes d’écriture qui lui tiennent à cœur et qui le constituent, de nommer les peurs qui le guettent. Celle de tomber dans l’anecdotique ; celle redoutable, de tourner en rond, d’être trop présent à soi ; celle de tomber dans le défaut de parler de soi au risque de se perdre, de se laisser prendre au jeu facile des « bons sentiments » et de la corde sensible :

« il torée sans colère, malgré la peur : il faut se dégager de soi — pour être pleinement soi : condition nécessaire afin d’être libre »

Autant d’obstacles qu’il faut tenir à distance pour éviter de tomber dans la mise à mort de l’art.

Conscient des pièges tendus par l’écriture, Ludovic Degroote se méfie de lui-même, de sa pente naturelle qui le conduit, s’il n’y prend garde, à la facilité qu’il rejette. Se méfier dès lors de l’anecdotique parce qu’il rejoint le divertissement et choisir de s’exposer sans tricher. Sans exhibition factice et sans faux-semblant. Parce qu’écrire, c’est en effet s’exposer et que s’exposer comporte un risque. En écrivant, même sur une « matière » aussi inattendue que celle de « José Tomás », Ludovic Degroote expose sa passion pour l’art en même temps que sa propre manière. Si la manière du torero José Tomás se reconnaît d’emblée, celle de Ludovic Degroote est également reconnaissable entre toutes. Son style ne se caractérise-t-il pas par un usage de la ponctuation qui lui est personnel ? L’abolition systématique du point final entraînant du même coup celle de la majuscule en début de phrase. Hors de tout code typographique traditionnel, les noms propres ne se distinguent pas des noms communs. Abolis également les guillemets qui encadrent les citations. Mais ce parti pris de non-conformité ne constitue-t-il pas, de manière paradoxale, chez Ludovic Degroote, ce qu’il définit lui-même, chez d’autres « poètes reconnus », comme « une forme de sécurité, d’assurance, d’embourgeoisement ». Tout choix typographique n’est-il pas une sorte de « bouée » — qui fonctionne selon des codes que le poète fait siens — qui lui assure « confort et visibilité ». Si le poète, suivant en cela sa pente, exploite sa propre manière, parfaitement identifiable et reconnaissable, il n’en demeure pas moins qu’il le fait avec art. Son josé tomás est une œuvre artistique aboutie, semblable en cela à la faena tauromachique menée « jusqu’à son bout » par le toréador. Une passe passionnante que cet étonnant corps à corps.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



LUDOVIC DEGROOTE

Vignette ludovic degroote

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■ Ludovic Degroote
sur Terres de femmes

[j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás )
[chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
→ Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
un peu plus au bord
3 ciels d’ici




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