La dame qui parlait toute seule

Publié le 24 avril 2014 par Stella

Ce matin, j'étais dans l'autobus à l'heure des travailleurs, celle où l'on est collé-serré avec son voisin mais sans un regard pour son sourire carnassier et son œil de feu... Au contraire, chacun serre contre lui sa chance d'être encore au nombre des salariés détenteurs d'un abonnement dans les transports en commun, et non l'un de ceux qui, penchés à leur fenêtre, une cigarette à la main, signalent par leur tee-shirt avachi qu'ils n'ont que le stress du chômage et de la solitude pour compagnon matutinal. J'étais donc dans le 91 avec mon cartable, mon journal d'hier soir et mon air revêche aux côtés d'une palanquée de mes contemporains me narguant depuis leur place assise.

Au bout de quelques minutes d'inattention, je m'avisais d'un léger babillage venant d'un siège proche. Une très vieille dame était appuyée plus qu'assise à côté d'un monsieur à l'air gêné, sur l'une de ces banquettes étranges que la RATP a mises au point spécialement pour l'avant des bus : trop larges pour une personne seule, mais bien trop étroites pour y caser deux paires de fesses, fussent-elles amaigries par l'approche du beau temps et la lecture quotidienne des magazines féminins "spécial-régime-ça-fonctionne". Comme je pense souvent du bien de mes contemporains, je n'ai pas imaginé une seule seconde qu'elle soit tombée sur un goujat ayant refusé de lui céder le pas. Elle avait certainement préféré cette cohabitation de guingois qui la replongeait de toute évidence dans une jeunesse depuis longtemps enfuie. Si bien enfuie d'ailleurs qu'elle en avait un peu perdu la tête... C'était elle qui parlait tout haut, ne s'adressant pas plus aux voyageurs présents qu'à la solitude qui devait être la sienne chez elle. Elle poursuivait donc la conversation entamée au petit-déjeuner, lorsqu'elle s'était assise face aux fantômes de sa vie passée et dont les chaises vides ne lui causaient même plus de chagrin.

Nul ne l'écoutait mais elle s'en fichait, habituée qu'elle était à n'avoir plus jamais de contradicteur. Elle en était à raconter la journée d'hier, celle où "c'te pauv' Lucienne, ylui ont coupé les ch'veux à ras ! Ouioui ! Tout ça pour une histoire d'amour... Si c'est pas misère, quand même ! Al' était pas méchante, c'te gosse. A voyait pas à mal. Toutes ces choses de la guerre, c'est trop pour son p'tit esprit ! A l'est bêtement tombée amoureuse de c'gars, qu'avait pas l'air mauvais non plus, note bien. Ben vrai, al' a passé un vilain quart d'heure ! Y z'en arrêtent tous les jours, des femmes ! Et y s'amusent avec, crois-moi. Pis après, y nous les montrent. Y disent qu'a sont des prostituées. Mais enfin, ça les arrange aussi... ça c'est sûr. C'est vengeance et compagnie......."

C'était ma station et je suis descendue. Dommage, car cette petite mamie que personne n'écoutait était un authentique témoin de l'histoire. Un témoin sans envergure, sans importance, solitaire et perdu dans une ville transformée, mais ce qu'elle disait avait un sens. C'était puisé dans le grand sac du vécu et du souvenir. A l'heure où tout un chacun se cherche et peine à se situer, je pense que nous perdons beaucoup à faire la sourde oreille devant nos Anciens. Ils ont des choses à nous dire.